C'est rassurant à notre avis de constater que le terrorisme ambiant n'empêche pas les Tunisiens d'assister aux soirées des festivals. Consacrer deux heures ou plus à une manifestation culturelle, même de valeur moyenne ou médiocre, c'est envoyer un message très fort aux intégristes extrémistes qui cherchent à semer la terreur, le sang et la mort parmi la population. Certes, après l'opération meurtrière qui a coûté la vie, il y a dix jours, à 15 soldats de l'armée nationale tunisienne, toutes les manifestations culturelles et festivalières ont été annulées ou reportées. Mais voilà que les spectacles, galas, récitals, animent de nouveau l'été et plus particulièrement ces derniers jours du mois saint. Il ne faut pas céder à la « culture rétrograde » des faux messies du XXIème siècle : l'Art est le meilleur des antidotes contre la barbarie et l'obscurantisme. Mais il est indispensable de comprendre ce qui pousse, en dehors des tentations pécuniaires, autant de jeunes parfois intellectuellement brillants, à rallier les rangs des jihadistes et des salafistes extrémistes. Nous pensons que la responsabilité en incombe à la famille, à la société et à l'Etat à des degrés divers. Proies faciles Malgré les efforts et les sacrifices consentis par de nombreux foyers pour l'instruction et le suivi éducatif et pédagogique de leurs enfants, on déplore en même temps le total désintérêt dont plusieurs autres familles font preuve à propos de l'éducation et de la culture de leur progéniture. Celle-ci est comme abandonnée à elle-même sinon confiée dès le bas âge à des institutions suspectes comme les jardins d'enfants et les écoles coraniques gérées par des particuliers ou par des associations idéologiquement pas très correctes. L'attachement aveugle des parents et de l'environnement familial à des lectures dogmatiques de l'Islam et de la Tradition devient très vite contagieux à la faveur de la relative inculture des enfants. Ajoutez-y l'influence de certains médias par trop conservateurs qui orientent les pensées religieuses et morales déjà acquises par les jeunes au cours de l'enfance et de l'adolescence vers le rigorisme et l'intolérance les plus désastreux. De plus, la légèreté avec laquelle les institutions de l'Etat traitent le dossier de l'éducation sous nos cieux n'est pas du tout pour favoriser l'éclosion d'esprits illuminés, capables de discernement et d'ouverture à l'Autre. En effet, lorsque les programmes scolaires officiels hésitent encore sur le modèle sociétal à privilégier pour les générations futures, lorsque les formateurs n'ont aucun profil net sur l'homme de demain qu'ils sont censés produire, on ne peut donner naissance qu'à des individus sans repères facilement récupérables par n'importe quel courant de pensée et par n'importe quel « prédateur » idéologique. Une culture anti-obscurantiste La prolifération actuelle des groupes islamistes se réclamant de la Chariâa islamique authentique s'explique entre autres par l'immobilisme culturel qui prévaut encore dans nos sociétés arabes. Les différentes « révolutions » déclenchées ici et là dans ces contrées ont paradoxalement fortifié les mouvements réactionnaires, farouches défenseurs de la Tradition dans ses préceptes les plus radicaux. En Tunisie, les partis politiques et les organisations de la société civile (plutôt progressistes et laïcs) peinent à attirer vers eux une masse plus nombreuse de jeunes adhérents. La direction de ces partis et de ces organisations reste un monopole incontesté des « seniors » ; alors qu'au sein des groupes terroristes, on fait très vite la place aux juniors auxquels sont attribués en peu de temps les titres les plus valorisants (émirs, khalifes, imams etc.) et à qui sont confiées les missions les plus gratifiantes auprès de la chefferie et auprès de... Dieu ! L'heure est venue pour prendre conscience de l'impérieuse nécessité de prémunir la jeunesse contre les poisons idéologiques inoculés au nom de la religion. Dans ce sens, un spot de quelques secondes sur le péril terroriste diffusé sur une ou deux chaînes de télévision, est loin de suffire. Nous préconisons la programmation d'émissions régulières au cours desquelles de vrais experts mettent à nu les contrevérités et les préjugés relatifs à l'exercice du culte musulman et contraires à toute ouverture sur le progrès et l'émancipation. Il importe de lutter contre le terrorisme par la culture tournée vers l'avenir ; il faut oser les lectures les plus modernistes de l'Islam, celles qui n'en font pas un facteur de blocage psychologique, culturel, économique et scientifique, mais un élément incontournable de la véritable renaissance à laquelle aspirent les peuples arabes et musulmans. Or, ce que nous remarquons c'est plutôt le contraire : l'Etat, la famille et l'école favorisent le plus souvent la diffusion d'un islam conformiste, plutôt orthodoxe, et d'une Tradition figée pour l'éternité dans ses certitudes dogmatiques et ses croyances très discutables. C'est pour cela que nous craignons le pire en matière de guerre anti-jihadiste : car si celle-ci doit passer provisoirement par la solution armée, elle ne peut déboucher sur une victoire durable que si elle est soutenue par un effort considérable de culture anti-obscurantiste !