Journaliste, écrivaine, fondatrice du club Tahar Haddad, mais aussi et surtout, doyenne du militantisme féministe tunisien. Jalila Hafsia, la première femme tunisienne à avoir publié un roman en français, nous a reçus cette semaine pour nous accorder cet entretien hebdomadaire. En dépit de sa grande carrière – trente de journalisme et un nombre indéfini d'années passées à plaider pour la cause de la femme – Jalila Hafsia, cette sincère démocrate, ne nous a parlé de sa personne que très rarement, préférant, encore et toujours, rappeler les mérites de toutes ces Tunisiennes qui se sont données corps et âme pour la cause nationale. Jalila Hafsia est un monument de ce pays qui ne cessera d'éblouir le monde. L'interview... -Le Temps : Actuellement, nous vivons un grand débat autour de l'égalité de l'héritage après qu'un député de l'Assemblée des représentants du peuple ait présenté un texte de loi autour de ce sujet. Qu'en pensez-vous ? -Jalila Hafsia :En vérité, cela m'étonne. Je dois avouer que je ne suis pas en train de suivre l'actualité dans tous ses détails, je ne suis pas au courant de ce sujet. Cela est à l'honneur du député ayant pris l'initiative de présenter un tel texte de loi. Dans le passé, et à plusieurs reprises, les militantes féministes, aidées par quelques hommes qui se comptent sur les doigts d'une seule main, ont tenté de faire passer cette loi. Toutefois, je ne pense pas qu'elle puisse être acceptée. Les détracteurs de cette loi fondent leurs arguments sur la religion mais, à mon avis, cela n'est pas du tout vrai. Ce n'est pas uniquement la religion qui les amène à repousser une telle loi ; cela les arrange de dire que c'est l'Islam qui oblige la femme à avoir la moitié de l'héritage de l'homme. Moi je pense que ces personnes, qui, depuis la nuit des temps, n'ont rien partagé ni avec leurs femmes ni leurs filles ni leurs mères, ne vont pas pouvoir remettre cet acquis en question aujourd'hui ! Il y a certes quelques-uns qui se basent réellement sur la religion, mais, dans la majorité des cas, cela relève plus du social que d'autre chose. Par ailleurs, et indépendamment de l'inexistence d'une loi qui garantit l'égalité dans l'héritage, je connais bon nombre de familles dont les pères ont pris l'initiative de partager leurs biens, à parts égales, à tous leurs enfants sans aucune discrimination du genre. Mon propre père, avant de décéder, nous avait légué les mêmes parts entre filles et garçons. Mais bon, cela demeure bien évidement à titre individuel et rare. Si vous voulez que l'on aborde le côté religieux de cette loi, je vous dirais qu'à l'époque, les femmes ne travaillaient pas. Il était donc tout à fait normal que les hommes obtiennent le double des biens légués par les parents. Aujourd'hui, tout cela a bien changé et évolué ; il serait donc temps que la femme obtienne exactement les mêmes droits que les hommes. -La deuxième polémique qui préoccupe les esprits actuellement est relative à l'homosexualité. En effet, tandis qu'une réelle chasse aux sorcières est menée à l'encontre des homosexuels, l'Etat sombre dans un silence total. Quel est votre avis sur la question ? Comme l'a dit Foucault dans sa thèse ‘l'Histoire de la Folie', toute personne qui est en dehors du cercle classique est traitée comme folle. Personnellement, j'ai toujours pensé que chaque personne, qu'elle soit femme ou homme, est totalement libre de son corps. Ce n'est pas aux autres de lui dire ce qu'elle doit faire de son corps qui lui appartient. J'ose espérer que cette campagne prenne fin. La Tunisie n'a jamais connu une campagne pareille. Les homosexuels ont toujours existé mais je n'ai jamais entendu parler d'une chasse à leur encontre jusqu'à maintenant. Ce n'est pas le 14 janvier qui a donné naissance à cela, sinon, ce serait triste ! -Le terrorisme est devenu, malheureusement, un acte assez répandu en Tunisie. Face à cela, on nous parle de la nécessité de la lutte culturelle. Qu'en pensez-vous ? Cela implique nécessairement que l'on bénéficie d'une liberté totale. Un créateur ne peut rien donner s'il est soumis à des censures. Je pense que c'est ce que l'on veut réellement dire par cette terminologie. -Estimez-vous que l'on bénéficie d'une réelle liberté d'expression au lendemain du 14 janvier ? Je ne défends aucun pouvoir mais force est de constater qu'aujourd'hui, il existe une réelle évolution au niveau de la liberté d'expression en Tunisie. Il vous suffit de lire tous les journaux pour comprendre que ce que nous vivons aujourd'hui n'a absolument rien à voir avec ce que nous subissions sous le régime de Ben Ali. Ceci dit, et après la révolution, certaines personnes continuent à vivre sous l'oppression. C'est vrai que je ne suis plus dans le monde de la presse mais je suis en train de suivre les journaux écrits tunisiens et je constate que nous avons beaucoup évolué, petit à petit certes, mais sûrement. Je parle d'un changement d'atmosphère indéniable qui ne ressemble nullement à ce que nous avons connu auparavant mais ce n'est pas pour autant que nous devons cesser de batailler parce qu'il ne faut pas prendre la liberté comme étant un acquis. -Est-ce que cela s'applique aussi en ce qui concerne les acquis de la femme ? Tout d'abord, j'estime que la Tunisie est très en avance en termes d'acquis de la femme. La Tunisie a instauré le planning familial bien avant la France, par exemple. Nous ne sommes pas en état de stagnation. On ne peut pas dire, sans arrêt, que tout est négatif. -Et si vous nous racontiez votre expérience au sein du club Tahar Haddad ? Je tiens à faire une petite précision ici : je n'ai jamais fait partie d'aucun parti politique ni d'aucune organisation de la société civile. Tout a commencé au club Tahar Haddad : nous étions une centaine de femmes et, même si j'en ai été la directrice, je m'étais toujours investie, directement, aux côtés de toutes ses militantes. Bien que la majorité de ces femmes faisaient partie des mouvements de la Gauche, le club Tahar Haddad regroupait une gamme très large provenant de toutes les différentes pensées politiques. C'est ce qui faisait la richesse de ce groupe. A part les fascistes, notre club rassemblait autour de lui tout le monde. L'Association tunisienne des femmes démocrates est d'ailleurs née à partir de ce groupe-là. Je ne rejette rien du tout mais je n'ai pas fait partie de l'ATFD. J'ai toujours milité sur le terrain, mon tempérament ne m'a jamais amenée à rejoindre une quelconque organisation. Ce qui s'est passé au club Tahar Haddad était très important vu que c'était Le club qui avait rassemblé toutes les féministes du pays. Nous étions différentes mais nous avions une seule revendication : l'égalité entre la femme et l'homme. Il y avait quelques tiraillements internes ce qui avait amené certaines à lancer leurs propres groupes, ce que je trouve tout à fait normal. -Que pensez-vous du phénomène du féminisme islamiste ? Je trouve que tout le monde a le droit de concevoir les choses à sa propre manière. Je suis totalement démocrate ! Je ne refuse jamais à quelqu'un d'avoir une pensée différente de la mienne. Au mieux, je tente de le convaincre, mais je ne suis jamais dans l'oppression. J'ai toujours travaillé dans ce sens-là. Tout le monde a le droit à la culture et à l'ouverture. Si l'on commence à mettre des étiquettes sur chaque tête, on ne s'en sortira jamais. Aujourd'hui, il faudrait que toutes les femmes s'unissent. Leur désunion est un but du pouvoir. -Certains assurent que le mouvement féministe tunisien n'a pas eu à mener de grandes batailles puisque Bourguiba a offert leurs acquis aux femmes sans qu'elles n'aient, réellement, à batailler. Etes-vous d'accord avec cela ? Je ne suis pas du tout d'accord avec cette analyse. Tout d'abord, il faut préciser que je ne mets jamais Bourguiba et Ben Ali dans le même sac : Bourguiba a créé la Tunisie moderne. A son époque, il y avait eu un élan incroyable et je remercie encore Dieu d'avoir pu vivre à cette époque-là. A l'avènement des lois libératrices de la femme, plusieurs femmes, volontaires, se sont déployées sur le terrain afin de les faire parvenir à toutes les concernées. Il y avait un mouvement de solidarité impressionnant. Pour le volet de la contraception par exemple, des groupes de femmes se sont déplacées dans tous les villages et dans toutes les campagnes tunisiennes afin d'expliquer le concept à tout le monde. A l'époque, j'avais mené plusieurs interviews avec des femmes européennes distinguées et toutes me répétaient que la Tunisie était très en avance. Je ne peux mettre la dimension intellectuelle et culturelle de Bourguiba sur la même ligne que celles de Ben Ali ! J'en refuse même l'idée ! -On dit souvent que Ben Ali avait consolidé les acquis de la femme afin de donner une belle vitrine du pays aux yeux du monde extérieur. Qu'est-ce qu'il a fait, concrètement, Ben Ali ? Oui, c'est vrai qu'il a consolidé des acquis qui étaient bien là, c'est tout. Bourguiba s'est battu dans un contexte très difficile, ce qui a permis à son successeur de disposer d'un terrain tout déblayé ! -Vous avez été malmenée par Ben Ali ? Cela est vrai. Ce qu'acceptait Bourguiba n'était pas du tout acceptable par Ben Ali. Je suis une personne profondément démocrate. De ce fait, je considère que toute personne, indépendamment de son appartenance politique, est en droit d'accéder aux centres culturels et d'en suivre les activités. Je pense que les portes des centres culturels doivent être grandes ouvertes à toutes les tendances. Toutefois, si au temps de Bourguiba on disait que tous les opposants étaient avec Jalila à la place Pasteur, au temps de Ben Ali, cela était tout simplement inacceptable. Un opposant est une personne qui réfléchit et qui apporte de nouvelles idées. Dans la mesure où tu m'interdis de faire une manifestation ou de recevoir certaines personnes, comment veux-tu que je continue à faire de l'animation culturelle ? Donc, ce qui ne s'est jamais produit avec Bourguiba, s'est produit avec Ben Ali : la police avait été omniprésente à me surveiller nuit et jour. C'est cela même la définition du régime fasciste. Quand je pense qu'un chef d'Etat a donné l'ordre à la police pour qu'elle saccage un centre culturel, je ne trouve plus rien à dire ! -Aujourd'hui, au temps de la réconciliation nationale globale, Ben Ali est plutôt représenté comme étant un autoritaire et non pas comme un fasciste. Je vous donne un petit exemple : chaque fois qu'il y avait une conférence, le matin, je recevais deux flics qui viennent du poste juste à côté. Deux heures après, c'était le poste de Tunis qui m'envoyait deux autres agents. A la fin de la journée, je recevais des agents de la Garde présidentielle. Tous ces agents me posaient, toujours, la même question : alors ? Il y avait qui aujourd'hui à la conférence ? Si ce n'est pas du fascisme ! -Est-on loin du danger fasciste aujourd'hui ? Aucun pays n'est à l'abri de ces forces diaboliques, l'Histoire nous l'a bien appris. C'est à nous de lutter contre ce genre de danger. Rien n'est acquis. Les hommes reprennent d'une main ce qu'ils donnent de l'autre. -Suite aux différents attentats ayant visé quelques villes de l'Europe, les citoyens musulmans se disent victimes d'islamophobie. Qu'en pensez-vous ? Il y a toujours des atrocités depuis la nuit des temps. Les Hommes ont toujours été violents. Quand on revient à l'Histoire, on est même saisi par toute cette violence. On ne doit pas permettre que des choses pareilles puissent se produire. Je ne vais pas m'aligner sur la théorie de certains qui trouvent des raisons à cet extrémisme, mais je ne peux pas non plus accepter toutes ces campagnes de dénigrement menées à l'encontre des musulmans. -On dit que le monde arabe vit une profonde crise identitaire. Qu'en pensez-vous ? Je dirai que c'est plutôt le monde musulman qui la vit. Je suis convaincue que ce n'est pas la religion qui amène toutes ces personnes à virer vers l'extrémisme ; c'est plutôt la pauvreté culturelle qui le fait. On doit orienter les personnes vers la culture et le savoir tout en leur garantissant le minimum vital pour leur survie, une survie digne. Le monde a toujours connu des atrocités de tout genre, ce n'est pas une première. Ce que je rejette surtout, c'est la campagne qui se fait et qui est indigne. -Selon des chiffres vérifiés, la Tunisie serait le premier pays qui « exporte » des jihadistes vers les zones de conflit. Pourquoi selon vous ? Et alors ? Ces personnes partent parce qu'elles n'ont pas trouvé comment survivre. C'est cela la réalité. On n'a rien offert à ces jeunes qui ont fait le 14 janvier. Pendant que des personnes sont bizarrement devenues milliardaires au lendemain de la Révolution, d'autres ne trouvent pas le moyen de se fournir de quoi manger. Cela est injuste et inacceptable. Il y a aussi la faiblesse de l'éducation et de la culture en Tunisie. Ils leur ouvrent la porte ‘pour aller combattre les mécréants dans les autres pays' qui ne les concernent en rien. On doit chercher la cause de chaque réaction !