Culture et prison peuvent-elles rimer ensemble ? L'une est synonyme de liberté, l'autre de confinement. L'une élargit les horizons et offre du rêve, l'autre brise les ailes et les rêves, du moins temporairement. Et pourtant ! Grâce aux efforts du bureau tunisien de l'Organisation Mondiale Contre la Torture, à l'aval du comité directeur des Journées Cinématographiques de Carthage (JCC) et à l'appui de la Direction Générale des Prisons et de la Rééducation (DGPR), ces deux mondes se sont donné rendez-vous lundi soir pour un moment unique de cinéma, de partage et d'émotion. Et c'est parti pour un nouveau cycle de représentations dans les prisons de Tunisie ! Il est plus de 18h lorsque le groupe d'artistes et de journalistes arrive aux environs de la prison civile de Mornag. Il fait déjà nuit et l'air est froid dans cette zone campagnarde éloignée de la ville. Quittant la route goudronnée, le bus s'engouffre dans une longue allée bordée de hauts arbres touffus. Au bout du chemin, les agents de sécurité vérifient l'identité des arrivants avant de leur permettre d'accéder à l'intérieur du bâtiment. Sésame ouvre-toi ! Passé le grand portail puis les lourdes portes métalliques fermées à double tour, les couleurs criardes de la cour sautent immédiatement aux yeux, principalement du vert et de l'orangé. Des fresques murales, réalisées par un talentueux détenu, ornent le lieu et lui donnent l'aspect d'un espace de divertissement. Tous les visages affichent de larges sourires et les poignées de main sont franches. Roulés en boule, quelques chats savourent, dans un coin, un sommeil paisible. N'eût été la présence du personnel de prison, notamment les gardiens et leurs tenues sombres, certaines portes closes, le gros cliquettement des clés, l'on se serait cru partout ailleurs sauf dans une prison. Avançant lentement, s'imprégnant progressivement de l'ambiance et découvrant les différents espaces avec grande curiosité, le groupe de visiteurs arrive enfin au lieu de projection. Il s'agit en fait de l'aire de promenade des prisonniers, l'« érya », qui a été aménagée à cette occasion pour accueillir près d'une centaine de prisonniers ainsi que les hôtes de cette manifestation. Au programme de ce soir, le film « Zizou », projeté en présence de son réalisateur Férid Boughdir et de quelques uns des acteurs dont Zied Ayadi et Sarra Hannachi qui y incarnent les rôles principaux, mais aussi de Taoufik Bahri à qui les prisonniers ont réservé une standing ovation à son arrivée. Certains ont scandé « Tu es le meilleur Béji Matrix ! Nous te regardons tous les soirs », en référence au rôle qu'il incarne dans une sitcom très populaire, diffusée à longueur d'année sur la deuxième chaine télévisée tunisienne. L'insoutenable décompte Regard rivé sur le grand écran, les détenus étaient très attentifs tout au long du film. Des sifflements, des applaudissements et des rires ponctueront la projection, notamment lors des passages « coquins » où un baiser sera échangé entre les deux protagonistes ou encore lorsque l'actrice paraitra quelque peu dénudée. Un court débat a été lancé à l'issue du film auquel ont participé quelques prisonniers. L'un d'entre eux a même récité un poème qu'il a écrit lui-même en honneur de la Tunisie. Parmi les détenus, certains avouent n'avoir jamais pénétré dans une salle de cinéma et n'avoir regardé de film ailleurs qu'à la télévision. Assis en rangées et vêtus de vêtements de sport, ils étaient un peu moins d'une centaine, tous âges confondus. Nombreux sont ceux qui n'ont pas eu la chance d'assister à la projection à cause de l'exiguïté de la place, nous dit-on. Les plus jeunes parmi les présents ont 18 ans et quelques mois, voire quelques semaines. Ils sont là pour des délits divers. Certains attendent de comparaitre devant le juge et bon nombre d'entre eux sont là pour consommation de cannabis. Dans leurs yeux se lit une indéfinissable lueur. Est-ce de la tristesse, de la fureur, de la mélancolie, de la colère ou encore du regret ? Une seule certitude toutefois: tous comptent les jours et attendent impatiemment de franchir le portail de la prison pour respirer, de nouveau, l'air vivifiant de la liberté. En attendant, les journées se suivent et se ressemblent et la routine pèse sur eux de tout son poids. D'où l'importance des initiatives socio-culturelles menées par la société civile dans les prisons. Culture : la grande absente En milieu carcéral et jusqu'à un passé proche, la culture n'avait aucune place. Depuis l'année dernière, l'OMCT a réussi à provoquer une mini révolution en ouvrant grandes les portes de quatre établissements pénitenciers au cinéma, dans le cadre de la 26ème session des JCC. Pour cette deuxième édition, intitulée « Projeter, s'évader, dialoguer », l'expérience est renouvelée et enrichie. En effet, les prisons de Mornag, de Borj Erroumi, de Mahdia, de Messadine et de la Manouba ainsi que le centre de rééducation d' El Mourouj accueilleront des projections de films, auxquelles assisteront réalisateurs et acteurs. Emtyez Bellali, coordinatrice du projet au sein de l'OMCT, a déclaré à ce propos : « Les détenus sont des citoyens uniquement privés de leur droit à la liberté. A travers cette initiative, nous tentons de faire des prisons des lieux d'échange culturel où l'accès à l'art et aux artistes est possible. Ces projections offrent des moments de liberté et de divertissement aux prisonniers et leur permettent de s'évader le temps d'un film. Nous espérons voir cette expérience devenir pérenne et perdurer tout au long de l'année. » Parmi les présents, lundi soir, à la prison de Mornag, deux fidèles à cette initiative, à savoir Lina et Sadok Mhenni. Père et fille ont participé à la première édition et c'est au cours de l'une de ces projections qu'une évidence s'est imposée à eux. Très peu de livres sont mis à la disposition des détenus dans les prisons bien que la lecture soit un passe-temps instructif et passionnant durant ces longues journées de réclusion. De là est née l'idée d'implanter des bibliothèques dans les établissements pénitenciers. A l'issue d'une collecte sans relâche et une dizaine de mois après, le projet a pu se mettre en place. L'OMCT a fait don de 12.000 ouvrages en faveur de ces bibliothèques. Hier, une première distribution de livres a eu lieu aux prisons de la Manouba et de Mornaguia. D'autres suivront dans les prochains jours à Borj El Amri, Mornag et Mghira en attendant la généralisation des initiatives culturelles dans les autres établissements pénitenciers. A noter que la Tunisie compte actuellement 28 établissements pénitenciers accueillant près de 25.000 détenus.