Illustre Immortel (*), Après avoir réuni tout le monde arabe derrière votre plume et votre talent, aujourd'hui vous faites un faux rebond, vous vous prenez le pied dans les lisières glissantes de la controverse. Une pomme de discorde dont vous seriez bien passé et à laquelle, sans crier gare, vous avez paradoxalement mordu à pleine dent. Dans le cadre de la promotion de votre dernier roman »Un fauteuil sur la Seine« , vous avez cru opportun d'accepter, bien volontiers, d'être l'invité de l'émission « Culture » de la chaîne israélienne francophone i24 et d'accorder une interview à forte dose littéraire. Que vous n'ayez abordé que des sujets d'ordre culturel ne vous amende pas, plutôt vous charge. Que vous ayez éludé, contraint ou consentant, les brûlantes questions politiques, dont la région pourtant regorge, et dont Israël n'a de cesse d'alimenter le feu, est une posture à laquelle personne, notamment à Beyrouth, ne semble vous reconnaitre. L'art en général, et la littérature en particulier, est avant tout un engagement politique. Vouloir dissocier la culture de la politique est une entreprise, vous en convenez, vouée à l'échec. Nous aurions aimé vous voir et vous entendre défendre, haut et fort, la cause palestinienne et vous élever contre le terrorisme d'Etat et le régime d'apartheid pratiqués par Tel Avis. Comme les intellectuels juifs sionistes, tels que Bernard Henri Levy et Alain Finkielkraut, qui n'éprouvent aucun scrupule et ne ratent aucune occasion et aucun micro pour faire l'apologie de la culture sioniste et défendre sans vergogne ni concession le gouvernement israélien. Après tout, votre pays, le Liban, est encore en guerre avec Israël, outre que la législation libanaise traite ce pays d'ennemi et incrimine tout lien illicite avec lui. Inutile de vous rappeler les massacres commis au sud de Liban par le « Tsahal ». Comment se fait-il qu'un grand écrivain de votre trempe, qui plus est académicien, soit réduit à s'adresser à une chaîne israélienne pour promouvoir votre dernière publication ?! Quel en est le besoin ? Votre réputation est faite. Pourquoi alors prendre le risque d'être écorché vif sur la place publique, sous une rafale de bois vert, pour une émission largement au-dessous de votre envergure. Nul doute qu'un homme de lettres est universel, ouvert aux autres cultures et amoureux de la paix, mais pactiser avec un Etat voyou au nom de l'ouverture ou faire le lit de la normalisation avec l'ennemi sioniste au nom de l'échange culturel serait une forme de trahison à sa cause, à sa trajectoire et à soi-même. Entre l'ennemi historique et l'adversaire ponctuel, il y a un large fossé. Entre partisans et adversaire, la profession de foi alterne avec le procès d'intention. Vous être à plaindre ou à condamner ?!Votre présence dans plateau israélien, même pour parler culture, est aussi une autre façon de briser le mur psychologique et de reconnaitre l'ennemi ne serait-ce que symboliquement. Parler d'une « trahison d'un intellectuel » à votre adresse, à en juger par les boulets rouges que vous lance la presse libanaise, serait excessif mais votre choix dépite sinon choque. A moins que vous ayez troqué votre ancrage arabe avec l'identité française et oublié jusqu'au cèdre de votre pays de naissance. Etre plus royaliste que le roi est une position autant inconfortable qu'ambiguë. En effet, les palestiniens, en première ligne et les plus concernés par l'enjeu, ne négocient-ils pas, sur une même table, de vive voix, multipliant les coups de poignée et les effusions, avec l'ennemi sioniste ?! C'est justement parce que les palestiniens sont les premiers sur la ligne de front, souffrant de boycott, de siège, d'apartheid et d'extermination qu'ils sont contraints de traiter avec son ennemi un plan de paix, qui depuis l'accord d'Oslo, en 1992, est toujours torpillé par Tel Avis. C'est une question de survie. Ce n'est guère votre cas. D'abord, vous n'êtes pas n'importe qui. Ensuite, vous êtes un exemple et un leader d'opinion. Enfin, vous avez souffert dans votre chair de la pieuvre sioniste. Etant une voix et une plume que l'occident respecte et admire, les orphelins arabes, notamment palestiniens et libanais voient en vous le porte-drapeau de leur cause. Et s'ils vous lynchent aujourd'hui c'est parce qu'ils ont cru en vous, leur réaction est à la mesure de leur confiance en vous.Que vous le veuillez ou non,les montagnes libanaises de votre enfance, les parfums languissants de Beyrouth, les ruines de de la guerre civile, dont vous avez toujours imprégnés vos romans, vous interpellent et vous rattrapent et montrent que dans ta poitrine formaté à la culture française et occidentale bat un cœur plus libanais que jamais. Bien sûr, si vous vous sentez entièrement français, et non seulement francophile, et si vos racines libanaises (oui, je sais que le terme « racines » vous horripile) ne sont plus que des cendres froides sous les nouvelles braises ardentes tricolores, vous êtes en droit de pactiser avec la culture sioniste, avec le diable même. Ne pas oublier que la mère patrie libanaise vous allaité, vous a donné son sein pendant presque trois décennies et vous a libéré, tel un fruit mûr, pour venir arpenter les ruelles de la modernité française. Vous avez quitté ses bras justement pour fuir les affres d'une guerre qu'Israël a fomentée et nourrie. Mémoire courte ou trou de mémoire ?! Vous focalisez sur les identités meurtrières, qu'en est-il des identités meurtries ?! Qui a fait preuve de lucidité et de pertinence, dans ce tristement polémique épisode, vos partisans ou vos détracteurs ?À vous, Illustre Immortel, de trancher.Vous devez bien une explication tout autant à ceux qui vous bombardent de critiques au vitriol qu'à ceux qui voient en vous un chantre de la paix et un homme d'ouverture et de modération, sensible à la diversité culturelle et au dialogue entre les civilisation, à considérer hypothétiquement que l'entité sioniste porte en elle un projet civilisationnel, dont nombreux doutent. (*) Nom donné aux membres de l'Académie Française dont Amin Maalouf est membre depuis 2011.