« C'est une charmante loi de la nature qui se manifeste au sein des sociétés les plus complexes, qu'on vive dans l'ignorance parfaite de ce qu'on aime ». Marcel Proust, Le Côté de Guermantes Les intelligences supérieures, dont l'origine céleste n'est que trop évidente, ne souffrent point la promiscuité, surtout lorsqu'elle leur impose l'humiliante corvée d'endurer le crétinisme du « vulgaire » (dit également plèbe, populace, racaille) qui n'est pas foutu de distinguer l'Afrique du Sénégal. Le peuple tunisien, cela ne fait pas le moindre doute, appartient à cette noble caste. C'est le président de la république tunisienne en personne qui le soutient devant tant de diplomates et d'étudiants africains. Son Excellence, que l'on donne pour être le président le plus intègre et le plus honnête du cosmos, a gratifié ses invités de cet étincelant morceau de bravoure : « Je ris souvent lorsque j'entends les tunisiens, qui se sont rendus au Sénégal ou au Burkina Faso, dire qu'ils sont allés en Afrique. Je ris parce que je considère que ces propos sont l'indice de leur profonde ignorance ». Ne cherchez pas à percer le mystère de cet énoncé cabalistique, vous ne ferez que perdre votre temps et donner de faux espoirs à ceux, d'entre vos concitoyens, qui n'attendent qu'un signe pour se ruer sur les urnes et les bourrer de leurs bulletins de vénération pour celui qui a eu le courage de métamorphoser la Tunisie en pâturage ! Cet illuminé est le premier à avoir réalisé qu'un troupeau de moutons a plus besoin d'un pré ou d'une étable que d'une patrie. Son mérite est de l'avoir crié sur les toits, devant témoins, en l'occurrence des Africains qui ne commettent pas la bêtise de dire qu'ils sont en Afrique quand ils ne sont qu'en Tunisie ! Il est notoriété publique que le Sénégal, le Burkina Faso et la Tunisie n'ont rien à avoir avec l'Afrique. C'est cela qui explique l'hilarité présidentielle et prouve, si besoin est, que son excellence est dans le secret des dieux. Sinon, comment a-t-il fait pour deviner que les pays africains, à l'exemple de ceux que nous avons cités plus haut, n'ont rien à voir avec l'Afrique, pour la simple et bonne raison qu'ils ne portent pas le même nom qu'elle ?! Il faut être un échappé des petites-maisons pour réduire le tout à la partie et se dire être en Afrique alors que vous êtes, comme son Excellence, bien au chaud à Carthage, à vous triturer la cervelle pour démontrer que les tunisiens sont, tous autant qu'ils sont, des ânes bâtés parce qu'ils refusent toujours d'admettre que feu Descartes a concocté son fameux cogito pour glorifier les Lumières de leur Roisident. Il n'est pas du tout nécessaire de comprendre le sens profond de la boutade présidentielle (que les ignares, parmi ses ignorants d'administrés, considèrent comme une bourde) pour vous persuader qu'une pareille trouvaille n'est pas à la portée de tout le monde et que feu Descartes a certainement tort quand il soutient que « le bon sens est la chose la mieux partagée entre les hommes ». Son Excellence marzoukienne vient de nous fournir la preuve irréfutable que, dans le berceau du printemps arabe, l'intelligence est le lot exclusif des roisidents qui ont gouverné ce pays entre 1954 et, très précisément, le 26 mai 2014. C'est pour cette raison que son excellence révolutionnaire répète, comme un perroquet, les propos de son prédécesseur tyrannique Habib Bourguiba que son usurpateur, le ripou doublé d'un tyran qu'était Ben Ali, s'est bien gardé, lui, de prendre à son compte. Aux yeux de Bourguiba, le peuple n'existait pour ainsi dire pas puisqu'il n'était que « poussière » lorsque son excellence a renvoyé Mohamed Lamine Bey pour s'installer sur son trône. Il était donc tout à fait normal que le père de la nation s'occupe de tout en attendant que le tas de poussière, qui lui servait de peuple, prenne forme humaine. Soixante ans après, Mohamed Moncef Marzouki, juché sur le trône bourguibien, découvre le secret : le tas de poussière n'est pas seulement l'incarnation du néant, mais il est également l'illustration magistrale de l'ineptie. Ben Ali, qui s'en foutait éperdument des Lumières, s'est contenté, lui, de jouer au bon berger, n'hésitant pas, chaque fois que c'était nécessaire, de sévir contre les rares brebis galeuses du troupeau ! Il en ressort que le peuple tunisien a considérablement évolué aux yeux de ses gouvernants puisqu'il a réussi l'exploit de se dégager du néant pour se constituer en troupeau sous le règne de l'usurpateur de H. Bourguiba et, une fois débarrassé de cet ignoble malfrat, accéder, sous le règne du roisident droit-de-l'hommiste, au statut d'ignorant. En comblant son peuple de cette généreuse faveur, M. M. Marzouki lui miroite l'espoir de devenir un jour, à condition de suivre son exemple et d'appliquer scrupuleusement ses consignes, aussi brillant que lui ! Dans soixante ou cent ans, les Tunisiens, qui se seraient gavés entretemps des sciences infuses marzoukiennes, pourraient prétendre enfin au statut d'êtres humains (puisqu'il est attesté qu'un ignorant n'est pas un humain, même s'il en a la forme) et se dire alors constituer un peuple. Le locataire provisoire de Carthage aurait seulement perdu de vue que le berger, comme l'atteste la sagesse populaire, est souvent à l'image de son troupeau. Les Tunisiens pourraient parfaitement se dire, et ils n'auraient pas tout à fait tort, qu'ils ont eu le président qu'ils méritent. Ainsi, ils n'auraient fait que rendre à M. M. Marzouki la monnaie de sa pièce en lui rappelant qu'un peuple ignorant ne peut en aucun cas être gouverné par un génie de son rang. S'il est donc là où il est aujourd'hui, c'est parce qu'il n'est, en rien, différent d'eux. Son unique mérite est d'être, tout à fait comme eux, complètement ignorant ! Si son excellence a encore des doutes sur ses véritables ressources intellectuelles, il devrait faire l'effort de méditer cette sentence antique, ô combien profonde : dis-moi qui tu fréquentes (ou gouvernes), je te dis qui tu es ! Si cela s'avère être insuffisant, il ferait bien alors de se rappeler cet autre adage, que l'on impute à l'un des sages de sa lignée, qui stipule qu'un peuple se dote toujours d'un gouvernant qui lui ressemble. Ceci dit, il ne serait pas tout à fait inutile de se demander qui, du peuple ou du gouvernant, est responsable de l'ignardise (l'ignorance poussée à sa limite extrême) de l'autre. Tunisiens, vous êtes donc en droit de vous poser cette question sacrilège : Sommes-nous ignorants parce que nous sommes gouvernés part un ignare ou, ce qui revient exactement au même, par un moins intelligent que nous tous ? Dans un cas comme dans l'autre, c'est Carthage et ses dépendances qui entravent l'essor du peuple et sa renaissance.