Réunis à Rabat au Maroc, des journalistes de quatre pays maghrébins ont mesuré le chemin qui reste à faire pour que le journalisme d'investigation devienne plus largement pratiqué par leurs médias. Outre qu'il constitue la forme la plus élaborée et compliquée d'exercice de cette profession, le journalisme d'investigation caractérise le degré de développement politique d'un pays. En effet, très répandu dans les pays aux régimes politiques parfaitement démocratiques, il l'est beaucoup moins dans les autres. Aussi, c'est sans grande surprise que les journalistes maghrébins, réunis (les 16 et 17 juillet 2011 à Rabat) par l'Association marocaine pour le journalisme d'investigation (AMJI), ont fait le constat du très long chemin qu'il reste à leurs pays à faire pour voir un jour leurs médias exercer le journalisme d'investigation de la manière la plus libre et la plus étendue possible. Toutefois, ces pays Mauritanie, Maroc, Algérie et Tunisie, qui étaient représentés à cette réunion- ne sont pas logés à la même enseigne dans ce domaine. Grâce au vent de liberté qui a soufflé dans les années 90, le Maroc est aujourd'hui le plus avancé en matière de journalisme d'investigation. Et Maria Moukrim est la vedette de ce genre. Aujourd'hui rédactrice en chef de l'hebdomadaire Al Ayyam, cette journaliste s'est distinguée en réalisant pour cet organe au début des années 2000 une série d'enquêtes sur la prostitution des Marocaines dans les pays du Moyen-Orient, la fortune de Driss Basri, ancien ministre de l'Intérieur et homme fort du régime sous Hassan II, le réseau des familles du Makhzen, etc. Autant de travaux d'investigation qui ont valu à Maria Moukrim d'être primées dans son pays et à l'étranger. Néanmoins, le journalisme d'investigation, ce «genre-roi», «n'est pas très répandu chez nous», constate Larbi Messari, journaliste vétéran et ancien ministre. Car le contexte n'y est pas très favorable, comme le démontrent les réactions des autorités à la seule des enquêtes de Maria Moukrim à les avoir concernées et titillées. Il s'agit de celle concernant l'affaire des opposants arrêtés, séquestrés et torturés au siège de la DST à Rabat, et qui a valu à cette journaliste d'être menacée puis agressée à l'arme blanche par des inconnus qui n'ont pas été identifiés à ce jour, malgré la plainte déposée par Maria Moukrim. Et malheureusement, le contexte dans lequel évolue la presse aujourd'hui au Maroc où un journaliste, Rachid Nini, est emprisonné depuis près de trois mois, et un autre, Ahmed Reda Benchemsi, a été contraint par les misères que lui faisaient les autorités à vendre son journal, TelQuel- est de plus en plus difficile. «La presse indépendante est combattue de deux manières, de manière déclarée à travers les lourdes amendes qui dépassent parfois le montant du capital, et non déclarée, par des pressions sur les annonceurs pour qu'ils ne donnent pas d'insertions», analyse un militant. Comme au Maroc et, à peu près, à la même époque, l'ouverture politique qu'a connue l'Algérie au début des années 90 s'est accompagnée d'un printemps médiatique à la faveur duquel une presse indépendante aujourd'hui plus de 150 titres entre quotidiens et hebdomadaires- a vu le jour, qui a découvert les délices du journalisme d'investigation. «Avant le multipartisme, nous menions des enquêtes mais les responsables des organismes publics concernés, les maires par exemple, se permettaient de censurer les passages qui ne leur convenaient pas et très souvent les enquêtes n'étaient finalement pas publiées», témoigne une journaliste algérienne. Toutefois, depuis, la situation a changé et des enquêtes sont non seulement réalisées mais poussent parfois le gouvernement algérien à promulguer des lois pour apporter des solutions aux problèmes soulevés. Mais outre que l'investigation, comme au Maroc, se concentre souvent sur les questions et évite les thèmes qui peuvent fâcher les autorités, les journaux «n'encouragent pas leurs journalistes à enquêter pendant longtemps», note notre consur. En Mauritanie, un pays qui souffre de l'absence d'une école de journalisme, les journaux et les journalistes s'adonnent au journalisme d'investigation à propos de l'esclavage, des divisions raciales, de la corruption, etc. Mais en raison de l'article 11 du code de la presse, permettant la censure après le dépôt légal, ils sont obligés de jouer à cache-cache avec le ministère de l'Intérieur et, donc, de s'autocensurer, regrette le journaliste Ismail Keita. En Tunisie, c'est pratiquement le désert en matière de journalisme d'investigation, car pendant les 23 dernières années, le régime de Ben Ali a tout fait pour entraver non seulement l'exercice de ce genre journalistique mais du journalisme tout court. D'ailleurs, le contexte politique d'avant le 14 janvier 2011 empêchait même d'organiser des sessions de formation en enquête, rappelle Abdelkrim Hizaoui, enseignant à l'Institut de Presse et des Sciences de l'Information (IPSI), nouvellement nommé à la tête du Centre africain de perfectionnement des journalistes et communicateurs (CAPJC). Mais la révolution est en train de changer la situation en Tunisie et d'y créer un contexte beaucoup plus propice au journalisme en général et à l'investigation en particulier. En effet, le gouvernement de transition vient d'y promulguer une loi organisant et garantissant l'accès à l'information, faisant de la Tunisie le premier pays du Maghreb et le deuxième du monde arabe -après la Jordanie- à se doter d'un tel outil. D'ailleurs, c'est principalement pour cette raison que l'ARIJ (Arab Reporters for Investigative Journalism), basée à Amman, y a inauguré un cycle de formation en journalisme d'investigation au profit des journalistes locaux et compte y réaliser la moitié de ses dix-huit sessions programmées pour les trois prochaines années. Rana Sabbagh, directrice générale d'ARIJ était d'ailleurs présente à la réunion de Rabat dont est sortie une coordination chargée de piloter le chantier de la propagation au Maghreb du genre journalistique le plus redouté par les gouvernants.