Au printemps 1990, Silviu Brucan -un vieux stalinien avec des contacts aussi bien à Moscou qu'à Washington et qui était devenu après la Révolution vice-président du Conseil du Front du Salut National, le CFSN- déclarait à un journaliste américain: les Roumains étant stupides (stupid people), la démocratie aura besoin d'au moins vingt ans pour s'y épanouir. Au-delà du mépris cynique de cette affirmation, l'idée qu'elle exprimait faisait de la lenteur du processus de construction démocratique une sorte de fatalité, ou, dans le vocabulaire traditionnel du marxisme, une «nécessité objective». Sans doute y avait-il dans la structure même de la société roumaine, ainsi que dans son histoire, des facteurs qui enrayaient le progrès rapide d'une conscience démocratique assumée. La tradition historique d'une Roumanie hyper-centralisée et superficiellement urbanisée ne favorisait pas l'essor rapide d'une société civile structurée. En 1989, la Roumanie a obtenu la liberté, mais pas la démocratie rêvée par les acteurs du soulèvement anticommuniste. Depuis sept ans, la nomenclature communiste et les anciens membres de la police politique de Ceausescu sont restés au pouvoir, en bloquant les réformes, créant un système oligarchique, voler les banques et l'économie. Ils ont réussi à diviser la société, à manipuler les médias, à isoler la Roumanie de ses voisins. Mais la société civile a réussi à construire, avec de la persévérance, une opposition forte qui, en 1996, a généré la première alternance du pouvoir. La violence des confrontations du discours est préférable aux violences sanglantes de la rue Pendant les quatre années de mon mandat (1997-2000), il y a eu des réformes radicales, des lois et des institutions démocratiques ont été introduites. Ainsi, en 2000, quand ils ont commencé les négociations pour l'adhésion de Roumanie à l'Union européenne, celle-ci a été reconnue comme une démocratie consolidée avec une économie de marché viable. Aujourd'hui, nous savons que toutes les réformes économiques, législatives et sociales ont aussi leur prix politique que les dirigeants démocratiques vont payer, même s'ils perdent sur le plan électoral, ils gagneront dans l'histoire. Le premier point que je voudrais souligner dans notre échange de vues, c'est qu'il est essentiel de transférer au plan politique, dans le Parlement, les sources potentielles ou éventuelles de conflit. La violence sublimée des confrontations du discours est toujours préférable aux violences sanglantes de la rue. La société roumaine l'a compris dès 1990, à partir d'expériences douloureuses que vous pouvez sans aucun doute éviter. La Tunisie est un pays homogène du point de vue ethnolinguistique et religieux. Ce n'est pas le cas de la Roumanie, où vivent un nombre assez important de minuscules minorités et au moins une communauté compacte et bien organisée, celle de la minorité hongroise. Le statut des minorités a été d'ailleurs une unité de mesure essentielle pour le progrès de la démocratie dans mon pays, jusqu'au moment où les représentants de cette minorité ont été cooptés dans la coalition de gouvernement en 1996, suite aux élections par lesquelles j'ai eu l'honneur d'être élu président de la Roumanie. Il s'agit des affrontements ethniques entre Roumains et Hongrois en 1990 à Targu Mures en Transylvanie, région de la Roumanie qui a été, pendant des siècles, le théâtre d'affrontements sanglants entre Roumains et Hongrois. Comme on a vu plus tard dans le cas tragique de la Yougoslavie, dans une telle confrontation des deux côtés mis en uvre à la fois des moyens matériels et des moyens de propagande et de désinformation: d'un côté, les émissions de la télévision roumaine qui, au lieu de calmer, incitent, dans le sillage direct de la propagande nationale communiste du temps de Ceausescu, de l'autre, des reporters venus d'Occident, qui démolissent exclusivement des Roumains et, si besoin est, ils affabulent. C'est une scène qui est devenue fameuse en faisant la une des journaux à l'époque, montrant un pauvre homme battu sauvagement par trois autres. Dans la version diffusée en mars 1990, la victime aurait été un Hongrois et les agresseurs des Roumains. L'enquête ultérieure a prouvé que le contraire était vrai: la victime était un paysan roumain et ses agresseurs des Hongrois. Grâce à la sagesse des réactions de la société civile tant en Roumanie qu'en Hongrie, les violences en mars 1990, qui ont failli dégénérer en une guerre civile, ont pris fin après seulement deux jours. Par ailleurs, les forces de l'opposition démocratique roumaine ont développé ultérieurement un dialogue structuré et une coopération politique et civique de plus en plus systématique avec la minorité hongroise et les représentants du parti hongrois, en posant les fondements de la participation ultérieure du parti des hongrois de Roumanie au gouvernement de 1996-2000. On peut déduire de cet exemple que, si la société civile ne se laisse pas entraîner dans une escalade de violence, les conflits «congelés», que nos pays héritent fatalement de l'âge des dictatures, peuvent s'éteindre relativement vite, à condition d'être intégrés de bonne foi dans le débat politique. Le cas contraire a trouvé, malheureusement, un terrain fertile dans l'ex-Yougoslavie, qui a fini par être détruite dans son essence même par des guerres civiles atroces, et a disparu de la carte de l'Europe après soixante-dix ans d'histoire. L'existence d'une classe moyenne éduquée, pilier essentiel de la démocratie Je forme le vu de vous voir dépasser au plus vite les affrontements politico-religieux qui menacent l'intellectualité tunisienne des deux sexes, vos artistes, vos professions libérales. Il ne s'agit pas même de défendre uniquement un film, un metteur en scène, une femme. Vues en perspective, ces violences menacent l'un des traits les plus encourageants de votre société l'existence d'une classe moyenne hautement éduquée, qui est un pilier essentiel de la démocratie. En Roumanie, cette classe moyenne, qui avait un poids croissant dans la vie sociale et culturelle dans la première moitié du XXe siècle, a été limée et détruite systématiquement par la dictature communiste, ce qui a rendu beaucoup plus difficile la construction d'une démocratie stable dans mon pays. En septembre 2002, j'ai eu l'honneur de présider une conférence internationale sur «Diversité et droits culturels» qui s'est tenue à Tunis par l'Organisation Internationale de la Francophonie. J'ai été impressionné en ce temps-là par la haute qualité intellectuelle de l'environnement académique tunisien. Vous avez cet énorme atout; ne le laissez pas l'élite intellectuelle et la classe moyenne à la merci des ennemis de la démocratie. Soyez prudents, mais fermes, car il s'agit d'un enjeu capital aussi bien pour votre pays et pour tous ceux qui ont suivi votre exemple. Les nantis des vieux régimes totalitaires essaient, partout dans les nouvelles démocraties, en Roumanie peut-être plus visiblement qu'ailleurs, de laisser passer l'orage pour se refaire une place au centre de la vie politique et économique du pays. Ne pas sous-estimer les partis formés par des anciens dirigeants du parti unique Le 14 juillet c'était six mois depuis que Ben Ali a cédé face à la vague citoyenne. Six mois que la Tunisie se trouve face à un défi plus grand encore que celui de vaincre une dictature: instaurer la démocratie. Car si Ben Ali est amené aujourd'hui devant la justice pour répondre à 93 chefs d'accusation, ceux qui donnaient substance à son système sont toujours là, et leur intérêt est, pour l'instant, de perturber le processus démocratique, afin de reconquérir le plus de pouvoir lors des élections d'octobre. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que le parti unique formellement dissous, disposait d'un appareil installé partout dans le pays, ce qui fait de lui un acteur influent, qui peut provoquer un changement de la donne. Il serait risqué donc de sous-estimer les partis formés par des anciens dirigeants du parti unique. L'analyse de l'opinion publique semble exclure, à ce moment, l'existence d'une majorité monolithique, assurée par un parti influent, soutenu par des satellites. Mais une nouvelle classe politique se construit progressivement et difficilement par le réveil citoyen. Les effets de la démocratie peuvent mettre à l'ordre du jour des scénarios d'évolution divers. Dans l'état actuel des choses, l'ouverture de l'horizon semble éloigner les risques d'un blocage idéologique ou pragmatique. Les débats permettent d'identifier d'ores et déjà une démarcation entre les partis conservateurs et les mouvements libéraux, plus ou moins acquis au projet de société moderniste et à la parité entre hommes et femmes . (A suivre)