Webmanagercenter : Vous qui avez occupé de hautes positions tant administratives que politiques, comment analysez-vous aujourd'hui la place de la femme dans le domaine public en Tunisie ? Faïza Kéfi : Le statut des femmes tunisiennes a changé, leur situation économique et sociale aussi. Il est donc normal que leur place dans la société change et qu'elles soient plus présentes dans l'espace public : elles vont toutes à l'école, la plupart continuent leur scolarité secondaire, beaucoup d'entre elles se retrouvent à l'Université et obtiennent de hautes qualifications. La moitié et même plus des effectifs des étudiants sont féminins. Le tiers de la population féminine en âge d'activité est économiquement active et s'emploie dans divers secteurs pas seulement comme ouvrière ou assistante sociale ou institutrice mais aussi comme chef d'entreprise, créatrice de site web, médecin, avocate et autres métiers. Et ces dernières années, on les voit s'engager résolument dans la société civile comme bénévoles et se lancer dans une expérience politique comme membre actif d'un Parti ou comme élue nationale, régionale ou locale. Il y a vingt cinq ans, en effet, il paraissait normal que la femme soit représentée de façon mineure dans tous les milieux publics. Aujourd'hui, son absence ferait scandale et tout visiteur étranger peut immédiatement constater que l'école, le lycée, l'université sont mixtes, que sur les lieux de travail, les femmes s'affairent aux côtés des hommes, que dans les files d'attentes devant les guichets publics, les femmes comme les hommes attendent leur tour, que les rues, les magasins et les parcs sont fréquentés par les hommes et les femmes (à l'exception de quelques cafés réservés aux «chicheurs» et autres joueurs de cartes), que les meetings s'adressent aux deux et que, souvent, à présent, les orateurs et les présidents sont des femmes. Oui, le Code du Statut Personnel a fait son uvre : il a aidé, comme l'envisageaient ses précurseurs, à changer les mentalités et à faire accepter aux hommes et aux femmes elles-mêmes que les femmes ne sont pas des êtres inférieurs, qu'elles ont des droits, qu'elles doivent être respectées, qu'elles sont, au même titre que les hommes, des acteurs puissants dans tout ce qui a trait à l'équilibre de la famille et à sa stabilité, à l'épanouissement des enfants et à leur bonheur, au renforcement des liens sociaux et à la solidarité, au développement économique du pays, à la création de richesses et d'emplois et à l'amélioration de la qualité de la vie. Cette nouvelle perception a contribué à propulser les femmes dans la sphère publique et cette évolution place les femmes devant de nouveaux défis et notamment celui de pouvoir jouer son rôle et d'être partie prenante dans tout ce qui la concerne. Autrement dit, partager le pouvoir de décider, d'agir et d'influer sur le cours des choses, dans la sphère privée comme dans la sphère publique et en même temps faire face à toutes les problématiques du développement, qu'il s'agisse de pauvreté, de chômage des diplômés, de la violence domestique ou de l'accès aux mécanismes de financement. Certains pensent que la femme tunisienne est très présente en quantité et à tous les niveaux mais pas dans les postes les plus importants. Qu'en pensez-vous et quels ont été, selon vous, les principaux succès enregistrés et ou obstacles pour que la femme tunisienne assure pleinement son rôle au sein de la dynamique politique et économique du pays ? En quoi, avoir une ou deux femmes aux plus hauts postes et puis, un désert féminin, serait-il utile à la société et au pays. Il faut, au contraire, que l'on s'habitue à voir les femmes partout où leur expérience et leur compétence les conduisent. Qu'elles soient présentes en nombre, augmente leurs chances d'émerger et d'acquérir une forte légitimité vis-à-vis de leurs homologues hommes ou femmes. Le quantitatif est donc important. Aux Nations unies, on parle de «masse critique» à constituer pour permettre à l'égalité de devenir un mouvement «naturel». Dans notre pays, les femmes sont de plus en plus nombreuses à accéder aux postes de responsabilité. Peut-être pas encore assez au haut de l'échelle. Mais cela viendra. Elles sont déjà bon nombre de chefs de service, sous-directeurs, directeurs. Les PDG femmes sont en augmentation dans tous les domaines. Au gouvernement, il y en a ; il y a en eu plus certes, mais il y en aura encore ; dans la diplomatie également. L'important est que nous sachions que les portes ne sont pas bloquées par des positions négatives bien arrêtées et que nous soyons assurés que si des compétences féminines existent qu'elles puissent avoir des chances égales d'accès à la responsabilité et qu'elles ne sont pas systématiquement écartées parce qu'elles sont féminines. Inversement, l'idée qu'une femme doit être promue à un haut poste de responsabilité seulement parce que c'est une femme n'est pas saine. Ce serait tordre le cou au principe de l'égalité qui signifie «à compétences égales, chances égales». On ne voit pas beaucoup de femmes diriger des départements techniques à quelques rares exceptions comme la vôtre puisque vous dirigez la Cour des Comptes. Comment l'expliquez-vous, les femmes manquent-elles de compétences ? Les femmes dans les départements techniques, elles sont là. Mais vous l'avez dit «on ne les voit pas beaucoup» et c'est sans doute en raison du caractère même de leur travail ; une femme a été à la tête du Conseil national du marché financier ; une autre a dirigé l'Agence Tunisienne de l'Internet. Le Technopôle de l'Ariana, deux importantes banques nationales, l'Agence de Promotion des Investissements Extérieurs, la Bibliothèque Nationale, les Archives Nationales, l'Institut Supérieur de la Magistrature, de nombreux grands Hôpitaux de la capitale ou régionaux, divers centres de recherches spécialisés pour ne citer que ces institutions sont actuellement conduites par des femmes. Les exemples ne manquent pas. Il faut noter tout de même que le phénomène est récent et qu'il est le résultat de l'impulsion du chef de l'Etat en personne. Il est vrai que les femmes manquent souvent de visibilité et que pour beaucoup de décideurs, encore, dirigeant, manager, chef, ne se conjuguent pas au féminin. Le temps et la volonté de changer l'ordre des choses feront tôt ou tard leur uvre. Vous avez déclaré lors d'une interview publiée sur un site électronique : «Le courage des femmes m'a poussé chaque jour à aller plus loin. Leur ambition est devenue mon seul modèle», et encore : «C'est ça la Tunisie aujourd'hui, les femmes qui se démarquent en restant femmes. Il faut imposer sa personnalité, quitte à faire grincer quelques dents». Expliquez-nous... Je me référerais sans doute à ce que je viens de dire: Tous les hommes n'admettent pas toujours d'être dirigés par une femme, et quand c'est le cas, ils voudraient que leur dirigeante se conduise comme un homme : oublier qu'elle a une famille, un devoir de solidarité avec les femmes, ne pas exprimer de besoins spécifiques. Elle doit entrer dans le moule des dirigeants hommes. Or, cela aussi doit changer : femmes nous sommes, femmes nous resteront, mais avec une position, une vision, des perspectives et des ambitions nouvelles. Vous avez également déclaré : «Je crois aux vertus de la transparence, de l'honnêteté et de la sincérité, qui sont seules capables de mobiliser les forces autour de soi». Est-ce ce qui explique votre maintien à la Cour des Comptes ? Je puis vous assurer que l'apprentissage à ces valeurs est quotidien et je m'efforce constamment de m'y conformer. Est-ce une condition suffisante pour mon maintien à la Cour des Comptes ? Nécessaire oui, suffisante non. Confiance, engagement et travail sont aussi déterminants. Je puis vous dire, en tous cas, que c'est un travail passionnant que j'accomplis avec des personnes passionnantes et hautement compétentes, et j'en suis très fière. Quel regard portez-vous sur les années que vous avez passées à diriger la Cour des Comptes et à ce jour ? Pensez-vous que vous avez uvré pour repenser le rôle de cette Cour ou sur un tout autre volet travaillé pour que cette haute instance de l'Etat communique plus avec le grand public dans un souci justement de transparence ? Les années passées à la Cour m'ont donné énormément de satisfaction. J'ai trouvé une institution respectée et crédible, bien organisée et hiérarchisée, rigoureuse et laborieuse. Il lui manquait de s'adapter aux technologies nouvelles, d'enrichir la palette de ses contrôles et de s'ouvrir sur son environnement national et international. Des équipes et des projets ont été mis en place à l'effet de répondre à ces besoins. Décloisonnement, mobilité, décentralisation et qualité sont les maîtres mots de notre action. Nous sommes sur le Web et le grand public peut se faire une idée de notre travail. Quels enseignements tire Faiza Kéfi la femme publique de toutes ces années passées au service de l'Etat et du peuple tunisien ? Servir mon pays a été, pour moi, une immense fierté. Je l'ai toujours fait avec une grande conscience de mes responsabilités. J'ai toujours essayé de faire du mieux que je pouvais. J'en ai retenu que seuls l'effort et le travail sont récompensés sur le long terme et vous attirent le respect et la reconnaissance, qu'il ne faut rien attendre en retour sinon de l'estime de soi et des autres. Qu'il faut toujours donner du temps au temps et ne jamais prendre de décision sous la colère ou impulsivement. Que pour réussir en tant que femme, il faut toujours compter sur l'appui de sa famille, et, si conjoint et enfants il y a, ils doivent occuper une place de choix dans votre vie de femme active et enfin, qu'il faut préparer très tôt et minutieusement sa retraite une retraite active bien entendu ! 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