Palais de justice de Tunis, jeudi 16 mai 2024. Le boulevard Bab Bnet est noir de monde, tout comme l'entrée du palais. Les avocats sont en colère contre le pouvoir et ils le font savoir. Ils étaient plus d'un millier, entre 1200 et 1500, ça se voit à l'œil nu et sur les photos. Dimanche 19 mai 2024, avenue Habib Bourguiba devant le Théâtre municipal. Les partisans de Kaïs Saïed manifestent leur solidarité à l'égard du président de la République. Ils étaient moins d'un millier, bien moins. Entre cinq cents et sept cents personnes au maximum, ça se voit à l'œil nu et sur les photos. En tout état de cause et loin des évaluations approximatives, la différence est claire et nette quand on compare les photos des défenseurs de la justice à celles des flagorneurs du régime. Les organisateurs de la manifestation de ce dimanche 19 mai, bien appuyés par les autorités locales, espéraient réunir plusieurs milliers de personnes. Y a même quelques hurluberlus qui tablaient sur une « melyounya » (un million) de « loyaux, intègres et fidèles » venus des quatre coins du pays pour crier leur vivats et leur soutien à Kaïs Saïed. Aux alentours de l'avenue Habib Bourguiba, il y avait en effet beaucoup de bus venant de tout le territoire, mais leurs occupants étaient invisibles à la manifestation. Ils ont disparu aussitôt arrivés à Tunis. Certains sont allés faire des emplettes à Tunisia Mall ou Carrefour, d'autres en ont profité pour visiter la famille installée à Tunis. En dépit du soutien logistique évident des autorités locales, et en dépit des appels multiples sur les réseaux sociaux, les organisateurs n'ont pas pu remplir l'avenue dimanche, bien qu'ils aient rempli les bus. On peut obliger les gens à se déplacer d'un point A à un point B, mais on ne peut pas les obliger à crier un amour qu'ils ne ressentent pas. Le constat est là, Kaïs Saïed ne mobilise pas le peuple. À trois jours d'intervalle, deux manifestations opposées le démontrent.
Kaïs Saïed prétend souvent, très souvent, parler au nom du peuple. Il tire sa légitimité des 72,71% obtenus à la présidentielle de 2019 et des personnes sorties dans les rues après son coup de force le 25 juillet 2021. C'est suffisant à ses yeux pour prendre les pleins pouvoirs, annuler la constitution et dissoudre le parlement, le Conseil supérieur de la magistrature et les conseils municipaux. Les quelques badauds qu'il croise dans les rues lors de ses sorties inopinées lui lancent des vivats et il croit que ces petites gens représentent le peuple, tout le peuple. Quand des médias, des politiciens et des ONG le critiquent et lui disent qu'il n'est pas populaire, il se fâche. On leur colle des procès et les jette en prison. Loin des analyses politiques complexes, et forcément subjectives et orientées, regardons les chiffres, rien que les chiffres. À son élection en 2019, Kaïs Saïed a obtenu 2,777 millions de voix. Une bonne partie de ces voix vient des islamistes, des conservateurs et des prétendus révolutionnaires qui l'ont soutenu face à Nabil Karoui, considéré comme sulfureux à l'époque. On se rappelle encore comment Ennahdha et Al Karama ont pesé de tout leur poids pour que leurs sympathisants aillent voter Kaïs Saïed. Combien d'islamistes et de révolutionnaires soutiennent Kaïs Saïed aujourd'hui ? Très peu, voire pas du tout. Au référendum du 25 juillet 2022, il y a eu 2,756 millions de personnes (30,5% du corps électoral) qui se sont déplacées aux urnes, dont 94,6% approuvaient la Constitution voulue par Kaïs Saïed. Indépendamment des parties qui remettent en doute l'indépendance de l'instance électorale et l'intégrité de ce processus, on peut dire que la popularité du président de la République est restée intacte, bien que 30,5% du peuple n'autorise pas politiquement à parler au nom de tout le peuple. La popularité de Kaïs Saïed et de son projet a connu une vraie bascule quelques mois plus tard aux législatives de décembre 2022 et janvier 2023. Il y a eu 1,025 million de personnes qui se sont déplacées au premier tour et 895 mille au second tour, soit 11,22% et 11,4%. Ici aussi, l'intégrité du processus est remise en doute par plusieurs, mais plus personne n'en parle à cause des multiples procès intentés par l'instance électorale. Il y a même qui sont en prison à cause de cela (Pensée sincère à Jaouhar Ben Mbarak, à ce propos). Cette débâcle électorale est confirmée un an après, en décembre 2023 et février 2024, avec les élections locales. Il y a eu 1,059 million de votants au premier tour et 520 mille au second tour, soit 11,66% et 12,44%. Pareillement aux scrutins précédents, l'intégrité du processus est remise en doute. Mais c'est un détail, les chiffres officiels (bien que suspectés d'être gonflés) suffisent déjà à dire que Kaïs Saïed n'a plus l'appui du peuple qu'il revendique tant dans la majorité de ses discours. Entre les 2,7 millions réels de 2019 et le million prétendu de 2023, il a perdu près des 2/3 de ses partisans.
La très faible affluence observée dimanche est une suite logique, pas du tout surprenante. Le président est victime de l'usure de cinq ans de pouvoir. Ceci est très fréquent, y compris dans les plus grandes démocraties. La différence avec les démocraties est que Kaïs Saïed et ses partisans refusent de voir cette vérité en face. Ils continuent à prétendre parler au nom du peuple, alors qu'ils sont plus impopulaires que jamais. Dans les pays démocratiques, il y a des outils pour mesurer la popularité des politiques et du pouvoir en place. En Tunisie, les instituts de sondage ont été intimidés et réduits au silence. Les médias publics ont tous été bâillonnés et seuls quelques médias privés continuent à crier la vérité quitte à voir leurs journalistes incarcérés (pensée sincère à mes amis et confrères Mourad Zeghidi, Borhen Bssais et Mohamed Boughalleb) et leurs administrateurs poursuivis. La classe politique a été réduite au silence, soit par manque de courage, soit parce qu'elle est en prison ou, au meilleur des cas, poursuivie en justice. En cassant ces outils indépendants qui servent de thermomètre, Kaïs Saïed ne se base plus que sur des rapports approximatifs des services pour mesurer sa popularité. Un proverbe africain dit : « Quand le mensonge prend l'ascenseur, la vérité prend l'escalier. Même si elle met plus de temps, la vérité finit toujours par arriver ! » (Pensée à tous ces émigrés africains malmenés sur nos terres et à leurs défenseurs en prison ou poursuivis en justice). Kaïs Saïed a beau casser les outils démocratiques, il a beau réduire au silence ses critiques, il a beau prétendre parler au nom du peuple, il a beau nommer tout seul les membres de l'instance électorale, il ne peut empêcher la vérité de refaire surface. Et la vérité est que le peuple ne lui est pas acquis. Il l'a rejeté au cours des trois élections qu'il a organisées et il l'a rejeté hier dans la manifestation de soutien. Concrètement, c'est visible à l'œil nu, le nombre de ses soutiens est de loin inférieur au nombre des seuls avocats en colère.