L'Institut national de la Statistique (INS) a publié récemment les chiffres de la croissance du deuxième trimestre et, pour la première fois, des voix se sont élevées pour mettre en doute leur crédibilité. Jusque-là, l'INS, sous tous les régimes, était resté au-dessus des manipulations politiques. Et pour cause : un pays, comme une voiture, ne peut avancer sans tableau de bord. Les instruments, aussi désagréables soient-ils, indiquent la direction et évitent l'accident. Au cœur de ce tableau de bord, l'INS occupe une place centrale car il agrège l'ensemble des indicateurs de l'Etat. Si l'on se met à douter de ses chiffres, c'est accepter de rouler à l'aveugle. Et cela est dangereux. L'INS est au pays ce qu'est le thermomètre au corps humain. Quand le voyant rouge des freins s'allume, on ne répare rien en éteignant le signal. Quand le thermomètre affiche 40°, on ne devient pas moins fébrile en le cassant. De la même manière, si jamais l'INS maquille ou trafique ses chiffres, le pays n'en va pas mieux.
Le chiffre qui interroge Le 3,2 % de croissance annoncé a immédiatement fait tiquer. Comme l'a relevé Business News lundi dernier, le chiffre ne correspond pas du tout à l'impression qu'ont les experts, les observateurs et même les citoyens de la situation. Il ne correspond pas non plus aux prévisions du FMI et de la Banque mondiale. Houcine Ben Achour a mentionné un autre point dans sa chronique hebdomadaire : plusieurs indicateurs ont été escamotés, empêchant toute vérification. Si l'INS ne publie pas les données ayant permis ce résultat, il devient impossible de juger de son sérieux. Or, c'est précisément le rôle des médias, des ONG, de l'opposition et des instances indépendantes de vérifier le travail de l'Etat.
Un régime qui étouffe toute voix discordante Depuis 2021, le pouvoir n'a cessé de s'attaquer à toutes les voix critiques qui ne le caressent pas dans le sens du poil. Les agences de notation ? Des Ommek Sannefa. Les instituts de sondages ? Bâillonnées. L'opposition ? Des traîtres, emprisonnés. Les médias et les ONG ? Salis, intimidés, poursuivis et jetés en prison. Les instances indépendantes ? Fermées une à une, jusqu'à l'Instance d'accès à l'information la semaine dernière. La Banque centrale ? Jadis indépendante, elle est devenue une chambre d'enregistrement du ministère des Finances et du palais de Carthage, sous prétexte qu'il ne saurait y avoir d'instance indépendante de l'Etat. Le parlement ? Réduit à une chambre d'écho et de bureau d'ordre validant les crédits de l'Etat. Les magistrats ? Soumis au pouvoir et ceux qui ne le sont pas, sont intimidés, terrorisés, limogés et empêchés de rejoindre le barreau. Restait l'INS, dernier producteur de chiffres incontestables, donc gênants.
Le peuple n'est pas dupe Le problème, c'est que les Tunisiens n'ont pas besoin de l'INS pour savoir si leur situation s'améliore. Ils voient l'inflation, le chômage et la stagnation. Quand la télévision publique vante les prix bas, ils n'y croient plus et vont vérifier eux-mêmes au marché. Le régime a déjà discrédité les médias publics en les transformant en haut-parleurs de propagande. Il risque maintenant de discréditer l'INS lui-même. En bâillonnant l'INS, le régime pense échapper aux critiques. Mais c'est une illusion. Car il se prive en même temps du tableau de bord qui permet de piloter le pays. Casser le thermomètre n'abaisse pas la fièvre, pas plus que casser le baromètre ne chasse la tempête. Le pouvoir peut se bercer des discours laudateurs des médias publics et des pages Facebook, ironiser sur les agences internationales, jeter ses opposants en prison, faire taire les juges, les journalistes et les statisticiens : rien de tout cela n'améliorera la situation. Le régime aime les louanges et déteste les chiffres, il adore le fantasme et fuit la réalité. Il préfère le ciel bleu aux orages et les oiseaux qui gazouillent au mauvais temps. Mais voilà : le temps est mauvais, et tous les citoyens le constatent. Il peut casser le baromètre, le thermomètre et le tableau de bord. Cela ne change rien à la réalité. Pire encore : cela l'empêche de la voir telle qu'elle est.