À l'occasion de la fête des mères, pensée sincère et désolée à ces mamans injustement jetées en prison par le pouvoir de Kaïs Saïed. Je cite Sonia Dahmani, Abir Moussi, Sherifa Riahi et Saâdia Mosbah. C'est terrible ce qui leur arrive, c'est injuste, c'est frustrant ! Tout aussi terrible, injuste et frustrant ce qui arrive à mes deux amis et confrères Mourad Zeghidi et Borhen Bssais et, avant eux, Mohamed Boughalleb, condamnés à de la prison ferme pour avoir exercé leur boulot de journaliste. La semaine a été chaotique, comme beaucoup d'autres qui l'ont précédée. Si ces semaines chaotiques continuent à se multiplier, il n'est pas interdit de craindre que le chaos finisse par s'installer. C'est ce qui arrive, généralement, dans ces pays qui mélangent le cocktail hautement explosif de l'injustice et de la précarité. En ce moment, en Tunisie, on a les deux. Des dizaines d'innocents en prison, 0,2% de croissance de l'autre. Un déni de justice d'un côté, une inflation en hausse de l'autre. Des procès d'intention d'un côté, un chômage galopant de l'autre. Une absence totale de perspectives politiques optimistes d'un côté, une pauvreté qui s'accentue de l'autre. Sonia, Abir, Sherifa, Saâdia, Mourad, Borhen, Mohamed et les dizaines de prisonniers politiques, toutes tendances confondues, je pense à vous. Devant sa juge, Mourad a dit assumer tout ce qu'il a écrit, tout ce qu'il a dit. Derrière mon écran d'ordinateur, (encore) libre de mes mouvements, j'assume aussi tout ce que j'écris et tout ce que je dis. J'assume mon amitié pour plusieurs d'entre vous et ma solidarité et mon empathie pour les autres. Tout ce que vous pouvez faire, derrière les barreaux, c'est crier à l'injustice. Tout ce que je peux faire derrière mon écran, c'est relayer vos cris et dénoncer les injustices que vous subissez. Mourad assume, j'assume aussi. Assumons tous ensemble et nous finirons par combattre le chaos qui s'installe, petit-à-petit dans notre Tunisie chérie !
La semaine a été chaotique, comme beaucoup d'autres qui l'ont précédée. Samedi 25 mai 2024, à 22h56, la présidence de la République publie un communiqué annonçant le limogeage des ministres de l'Intérieur et des Affaires sociales. Limoger des ministres un week-end, tard la nuit, on ne voit cela que dans les pays en guerre ou qui vivent un certain chaos. Le pourquoi du limogeage n'a pas été dit. Comme d'habitude. Le président nous considère comme une poussière d'individus. Il considère le pays comme une ferme privée. À défaut de motif officiel, les hypothèses quant aux raisons de ce limogeage ont fusé et on a eu droit aux analyses les plus farfelues. Alors pourquoi Kamel Feki et Malek Zahi ont-ils réellement été limogés ? Un journaliste qui ne sait pas est une honte. C'est son travail de savoir et de communiquer ce qu'il sait à ses lecteurs/téléspectateurs/auditeurs. Sauf que je ne vais pas avoir honte de dire je ne sais pas. Le costume du faux-sachant est aussi une honte. Le palais de Carthage est devenu une citadelle de laquelle rien ne fuite et cela justifie, un tant soit peu, l'ignorance dont je fais preuve. Cela n'empêche pas, pour autant, d'assembler les informations disparates ici et là afin de trouver la vérité, un peu comme un commissaire dans une enquête policière. Ainsi est devenue l'analyse politique.
Les faits. Dimanche 19 mai, les partisans de Kaïs Saïed ont planifié une grosse manifestation à l'avenue Habib Bourguiba à Tunis. Ils aspiraient à réunir une « melyounya » (un million) de manifestants. Ils n'ont été finalement que quelques centaines, sept cents à tout casser. D'après les informations que l'on a, c'est MM. Feki et Zahi qui avaient la responsabilité de mobiliser les troupes. Le premier était le supérieur des gouverneurs, des délégués et des omdas et le second était en contact permanent avec les partisans du régime, notamment parmi les jeunes. La débâcle du dimanche 19 et son aspect folklorique, « novembriste » et risible, n'est pas passée au travers de la gorge de Kaïs Saïed. La responsabilité des deux ministres limogés est claire. Vendredi 24 mai, sur les mêmes artères de l'avenue Habib Bourguiba, des jeunes opposants au régime sont venus manifester leur colère contre le président, son décret 54 liberticide et sa politique injuste. Ils étaient plusieurs centaines et, à vue d'œil, d'un nombre supérieur aux partisans du régime. Les slogans criés ce jour-là contre le régime étaient clairs et violents. La police, fortement présente, a laissé faire et a fait preuve d'un extraordinaire sens de la mesure et d'une louable retenue. Cela a-t-il déplu au président de la République ? A-t-il souhaité que Kamel Feki ordonne à ses troupes de disperser les manifestants à coups de matraques et de gaz lacrymogènes ? Peut-être, je ne sais pas. Toujours est-il que M. Feki a été limogé le lendemain même et cela ne peut être une coïncidence, car il n'existe pas de coïncidences en politique
Kaïs Saïed continue sa politique de décider tout seul ce qui est bon et ce qui ne l'est pas pour le pays et sans aucune reddition de comptes au peuple. Il nie les injustices qu'il commet et il cherche des boucs émissaires à ses échecs. À ce jour, on compte quelque 79 limogeages de hauts commis de l'Etat, dont certains qu'il a nommé lui-même. Et c'est là où le bât blesse, car Kaïs Saïed a beau tout assumer, il est quand même dans le déni total de la réalité. Il voit du conspirationnisme partout. Ses prisons sont pleines de prisonniers politiques qui se sont opposés à lui et lui parle de complot contre l'Etat. Des journalistes qui critiquent et lui voit une absence de liberté de pensée et une soumission à on ne sait qui. Des chefs d'entreprises qui font leur business et lui voit un cartel d'affairistes s'enrichissant sur le dos du peuple. Des commerçants qui vendent des babioles et lui voit des spéculateurs complotant pour l'appauvrissement du peuple. Des magistrats qui jugent en toute indépendance et lui voit des corrompus à la solde des lobbies. Des ministres loyaux qui se plient en quatre pour le satisfaire et lui voit des incompétents qui le trahissent. Kaïs Saïed estime que tout le monde est dans l'erreur et qu'il est le seul dans le juste. Eternel incompris, il estime que tout le monde a tort et lui seul a raison. Envers et contre tous, il est le messie envoyé par Allah pour sauver la Tunisie, voire l'humanité entière, mais qu'il est empêché dans sa manœuvre par une multitude de lobbies, de conspirationnistes, de corrompus, d'incompétents, de néo-colonialistes et de traitres. À l'écouter, tout ce beau monde travaille dans les antichambres obscures la nuit pour le faire échouer et mettre la main sur la riche Tunisie et son pauvre peuple. Lui, il sait tout ; les autres ne savent rien.