C'est la terreur de tous les employés. Elle est pire que le chômage et atteint l'individu dans ce qu'il a de plus cher : sa dignité. Etre mis au frigo, comme on dit chez nous (au placard sous d'autres cieux), c'est avoir un salaire, parfois un bon salaire, pour ne rien faire. On retrouve ces cas dans plus d'une administration et dans plus d'une banque ou d'une grosse compagnie. Le salarié n'est pas licencié, mais il n'a plus de fonction réelle. Cela revient, parait-il, moins cher que de le mettre à la porte. On peut avoir été pilote, cadre bancaire, chef d'agence, rédacteur en chef d'un journal, animateur d'une grande ou intéressante émission, directeur d'un important organisme, nul n'y échappe quand on est dans une grande entreprise. Il n'est pas nécessaire d'avoir commis une grande gaffe pour être invité à rejoindre le frigo, il suffit que la hiérarchie vous prenne en grippe. De là à nous interroger sur ces centaines de compétences, leur avenir et la valeur ajoutée qu'ils auraient pu insuffler au pays s'ils remplissaient leur fonction normalement. Un manque à gagner difficile, voire impossible à chiffrer, mais qu'on peut estimer à des centaines de milliers de dinars. Le phénomène n'est pas spécifique à la Tunisie, on le retrouve partout, y compris dans les pays les plus développés. Seulement voilà, dans les pays développés, les compétences se comptent par centaines de milliers, voire par millions. Mais chez nous ? Les compétences se font rares et se feront de plus en plus rares au vu du niveau moyen général de nos maîtrisards et diplômés de l'enseignement supérieur, de la concurrence et la mondialisation. Cette rareté touche tous les domaines et là où on a un bon nombre de vraies compétences (pilotes, ingénieurs, journalistes), on essaie de nous les débaucher que ce soit en Occident ou en Orient. Les meilleurs ne sont pas partis, certes (ou peut-être), mais ceux qui restent ne sont pas tous « exploités » comme il se doit. Combien y a-t-il aujourd'hui d'animateur ou de journaliste de haut niveau à l'ERTT ou dans je ne sais quel autre ministère ou banque, qui n'en peuvent plus de ne rien faire ? Entre ceux titulaires invités à rester chez eux ou à ne pas franchir la porte de leur minuscule bureau ou encore les « chômeurs » (l'utilisation même de ce terme pour désigner une compétence est choquante) dont le contrat n'est pas renouvelé, on ne compte plus. Où est untel ? Il est au frigo ! Où est untel ? Son émission n'a pas été reconduite cette année. Où est untel ? On lui a retiré la direction de l'agence, parce qu'il a refusé un prêt à un gros client. Où est untel ? On ne veut plus entendre parler de lui, il s'est permis de critiquer la stratégie de son chef devant le PDG. Une seule alternative demeure devant tous ces « frigorifiés » : soit de rester tranquillement dans le bureau ou chez eux pendant quelques années le temps que celui qui les a placardés aille ailleurs (et il ira !), soit d'aller voir si l'herbe est plus verte ailleurs et elle n'est pas plus verte ailleurs ! Dans un cas comme dans l'autre, nul ne sort gagnant dans l'affaire. Pour eux, la situation est insoutenable. L'individu se sent humilié, touché dans sa dignité. Il a un boulot, un métier ou savoir-faire, mais il ne peut rien exercer à cause d'un supérieur qui n'est pas forcément plus compétent que lui. Cet individu s'appauvrit (intellectuellement et financièrement) de jour en jour. Sa vitalité, son dynamisme disparaissent et son savoir-faire s'estompe. Il sombre peu à peu dans la déprime et risque de ne plus jamais retrouver sa fougue d'antan. Ces compétences ont coûté cher au pays en éducation et en formation. Quand la communauté s'apprêtait à récolter les fruits de son investissement, voilà qu'un petit chef en décide autrement ! Un petit chef qui pense, peut-être, que le frigo du boulot doit toujours être rempli, comme celui qu'il a chez lui ! Et pourtant ! Ces compétences ont encore beaucoup à nous donner. Beaucoup ! C'est triste. Très triste ! Chronique en hommage à un certain Khemaïs qui se reconnaitra et bien d'autres compétences.