Triste nouvelle du jour : l'affaire Mahmoudi. Précision en préambule : il ne s'agit pas de défendre un homme qui a sans doute été l'un des principaux acteurs d'une dictature déchue mais de sauvegarder des principes qu'ont adopté toutes les grandes démocraties en matière de sauvegarde des droits de l'Homme et sans lesquels on ne peut bâtir un Etat de droit. Ceux qui se cachent derrière une interprétation contestable des textes juridiques en s'y arrêtant devraient avoir honte. Le Chef du Gouvernement a commis un acte peu cautionnable et ceux qui lui ont apporté leur soutien ne se grandissent pas. Pour ma part, j'ai clairement pris position et j'ai nettement exprimé mes désaccords avec cette extradition qui constitue pour moi une faute quadruple : 1/ Une faute juridique L'interprétation mise en avant pour justifier la position du Chef du Gouvernement est loin d'être incontestable. Si la loi sur la répartition temporaire des pouvoirs publics ne donne pas clairement au président de la République la prérogative d'autoriser une extradition, rien non plus ne donne explicitement ce pouvoir au Chef du Gouvernement. Dans le flou de ce texte qui est une loi et pas une constitution (même s'il est appelé abusivement « petite constitution »), il convient de se reporter aux textes de loi en vigueur. Or, l'article 313 du code de procédure pénale dispose clairement qu'une extradition n'est possible qu'après signature d'un décret par le Président de la République. De plus, cette décision viole la convention de Genève de 1951 sur les réfugiés, ratifiée par la Tunisie, qui dispose qu'une personne ayant fait une demande d'asile ne peut être extradée jusqu'à l'examen et le rejet de cette demande. Or, Mahmoudi a bien déposé une demande d'asile, mais le chef du Gouvernement est passé outre. De même, l'avis du Tribunal administratif (qui remplace provisoirement le Conseil constitutionnel) peut être interprété comme autorisant l'extradition en cas d'existence de garanties d'un procès légal et d'absence de mauvais traitements. Or, la commission envoyée à ce propos pour visiter les prisons libyennes n'a rendu aucun rapport sur le sujet. 2/ Une faute politique L'humiliation dont a été victime le Président de la République est un coup très dur pour nos institutions. Imaginez un Etat démocratique où le Chef du Gouvernement n'informerait pas le Président de la République d'une décision à l'impact aussi important et que celui-ci en serait informé par la presse ? Au-delà du président de la République, ce sont les deux partenaires de la coalition gouvernementale, CPR et Ettakatol, qui ont été humiliés une fois de plus par Ennahdha, notamment après l'épisode du passage en force sur les nominations de gouverneurs. Ne pas réagir fermement –et, a fortiori, soutenir une telle décision- est un nouveau signe de faiblesse ou d'allégeance à Ennahdha des états-majors de ces partis, dont je ne peux que me désolidariser. 3/ Une faute stratégique La violation de la convention de Genève sur les réfugiés est flagrante dans ce cas d'espèce, tout comme le peu de souci du chef du Gouvernement de s'assurer des conditions d'un procès équitable comme il l'avait proclamé. Le refus du président de la République de signer ce décret trouvait peut-être là ses raisons. La crédibilité internationale de la Tunisie va en prendre un coup, mais pas seulement sur le plan de la réputation. Cependant, on entendait avancer l'argument selon lequel la Tunisie devait extrader Mahmoudi si elle voulait bénéficier de l'extradition de Ben Ali (dixit Dilou, notamment). Cet argument est risible et confondant d'hypocrisie : en effet, comment croire que l'extradition de Mahmoudi pourrait avoir quelque effet que ce soit sur celle de Ben Ali de la part de l'Arabie Saoudite que le chef du Gouvernement avait justement décidé de ne surtout pas contrarier ? Mais il y a des exemples plus parlants : ceux des membres des familles mafieuses de l'ancien régime, pour certaines en Europe ou au Canada, donc dans des Etats dont la législation interdit toute extradition d'un étranger vers son pays s'il pouvait se voir appliquer la torture ou la peine de mort. Inutile de dire que ce choix du chef du Gouvernement ne laisse sans doute aucun espoir au peuple tunisien de voir extrader un Belhassen Trabelsi du Canada et sans doute bien d'autres… 4/ Une faute morale Quels que soient les crimes de Mahmoudi, il est évident qu'il a servi de monnaie d'échange pour des contrats avec la Libye dont les autorités provisoires ont posé cette condition, au mépris des risques de mauvais traitements ou d'exécution auxquels cette décision l'exposait. Et celle-ci créera un précédent. Le gouvernement tunisien a aussi été encore une fois incapable de tenir un discours de vérité à la Libye en lui rappelant que la Tunisie, tout en traversant une période très dure, avait assuré l'accueil d'un million de réfugiés, qui ont été nourris, hébergés et soignés. La logique aurait voulu que le Gouvernement Tunisien rappelle à la Lybie qu'elle devrait remercier ad vitam eternam la Tunisie pour ce geste, mais, là aussi, ce ne fut pas le cas. Moralité Cette affaire confirme, notamment après l'épisode des nominations de gouverneurs opérées sans aucune consultation, le peu de respect que peut avoir Ennahdha pour ses partenaires de la coalition et pour les principes démocratiques élémentaires auxquels elle prétend adhérer. Aussi, la question des conditions de poursuite de la coalition gouvernementale tripartite est plus que jamais posée, car seul un respect absolu de la place de chaque formation peut justifier cette poursuite. Plus clairement : la question du maintien ou de la sortie de ce Gouvernement est posée. Aux responsables des deux partis que sont CPR et Ettakatol d'avoir le courage et la décence de poser cette question après avoir été plusieurs fois malmenés et ridiculisés par Ennahdha qui, apparemment, n'a aucune intention de s'arrêter en si bon chemin. En ce qui me concerne, je ne me sens plus tenu d'aucune manière à soutenir ce gouvernement. Je me suis d'ailleurs déjà abstenu sur la loi de Finances et j'ai voté contre la loi sur les embauches dans la fonction publique pour des raisons que j'ai exposées. Aujourd'hui, il est clair qu'en mon âme et conscience, je ne pourrai que soutenir la présentation d'une motion de censure contre le chef du Gouvernement et la voter. Selim Ben Abdesselem est élu à l'assemblée constituante, Ettakatol, France Nord ; Il est vice-Président du Groupe Parlementaire Ettakatol. Cet article a été publié sur sa page Facebook et repris sur Business News avec l'aimable autorisation de l'auteur.