Hédi Yahmed nous propose un roman d'auto-rédemption où le «héros», Abou Hamza, retrace, à la première personne du singulier, des interrogations de conscience qui l'ont irrésistiblement mené à démasquer l'un des grands mirages sordides de ce début du XXIe siècle ; un Etat où l'on s'entre-tue et où l'on s'accuse les uns les autres d'apostasie.. La première partie du périple de l'aéroport de Miitiga en Libye à l'aéroport d'Istanbul en Turquie scelle la migration. «Etre à Istanbul, c'est être à Reqqa», lui avait-on dit. C'est vrai. Et le voici à l'orée de cette ville «capitale» de Daech. Ses accompagnateurs lui proposent de tirer quelques coups de rafale de Kalachnikov. «Un sentiment incommensurable», pense-t-il. C'est la première fois de sa vie qu'il tire des balles. On lui prend une photo sur place et il la publie immédiatement sur Facebook. Le groupe entre dans la ville. Plein d'euphorie, il se dit : «Me voici dans la capitale de la Khilafa islamique». On lui fait prêter serment d'allégeance à Daech. Mais déjà, sporadiquement, les souvenirs le ramènent à Nabeul, la ville tunisienne où se trouve sa famille. Il s'isole de plus en plus souvent, il s'interroge : «Pourquoi suis-je ici ? Qui m'a éloigné ? Qui m'a séparé de ma mère ?». «Les pièces du domino sont tombées» C'est à Manbej, la ville syrienne qui accueille les immigrés venus des quatre coins du monde rejoindre Daech, que l'éveil de Mohamed Fahem (alias Abou Zakaria) commence quand il ose des parallèles comparant Daech à d'autres régimes en apparence différents mais tellement similaires. Les mêmes affiches murales de propagande que les autres régimes, à part la couleur ; violette pour le régime de Ben Ali par exemple, elle est noire pour Daech. Il y a aussi les mêmes pratiques de Big Brother plaçant tout le monde sous la loupe, laissant peser une menace constante sur tous. Les mêmes trafics lucratifs, à commencer par celui des armes. Et puis il se rend compte que l'appartement qu'il habite n'est pas le sien mais appartenant à des Syriens qui ont fui la guerre. De même pour la voiture. «L'Etat n'est plus l'Etat et je ne suis plus cet homme qui s'est prosterné sur le sol, heureux d'avoir fait les premiers pas après les barbelés en passant la frontière turque», regrette-t-il en se rendant compte que Daech est loin de cet Etat qui propage que personne n'y souffre d'injustice. Des pensées de cette conscience qui s'éveille, il en arrive à la conclusion qu'il n'est pas à sa place : «J'ai démasqué le mirage de Dabeq, l'Etat où l'on s'entre-tue et où l'on s'accuse les uns les autres d'apostasie. Les pièces du domino sont tombées et j'ai fui l'Etat islamique». Un miroir aux alouettes L'idée de la fuite s'impose. Il s'organise avec un petit groupe de Tunisiens. C'est Abou Moussa, un cadre du Front Alnosra, qui coordonne la fuite comme il l'a fait avec des dizaines d'autres mécontents. C'est l'un des points culminants de la rivalité entre Daech et Alnosra (comme entre d'autres factions islamistes) alors que chacun entretient et soutient les défections des membres de l'autre. Sur le chemin de la fuite, un arrêt à Dabeq, le village mythique où il est dit que se déroulera la dernière bataille entre les croyants et les mécréants. En vérité, un simple village que rien ne différencie des autres, en contraste total avec l'image démesurée qu'en a tissé Daech. Un miroir aux alouettes, un mirage qu'on lui a fait miroiter alors que ses yeux fascinés rêvaient d'un Etat utopique qui n'a jamais existé. Possédé par les hymnes et les discours des prédicateurs, il se rend maintenant compte qu'il est tombé dans le panneau car s'il est venu en Syrie comme on irait en pèlerinage, ces mêmes prédicateurs sont restés en Tunisie. J'étais à Reqqa, 268p., mouture arabe Par Hédi Yahmed Editions Arabesques, 2017. Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.