Par le Pr Nébil RADHOUANE Un jour, alors qu'une pléiade de professeurs universitaires débattaient de la légitimité d'une prose en versets (qui devait pour certains d'entre eux supplanter définitivement la poésie versifiée), une éminente stylisticienne française s'est brusquement arrêtée de parler, ayant constaté qu'elle devait, en s'adressant à l'un de ses contradicteurs, lui dire carrément que lui-même se contredisait. Craignant que sa langue ne fourche dans le mauvais sens, elle a tout simplement, et sans aucun complexe, demandé à l'assistance : " Au fait, est-ce qu'on dit vous vous contredisez ou vous vous contredites ? ". Heureux de leur trouvaille et de la suprématie occasionnelle qu'ils allaient prouver sur cette Française de France, qui de plus était linguiste et grammairienne, les nouveaux promus du français correct parmi nos concitoyens s'étaient alors précipités en chœur : " Vous vous contredisez ! ". Ils savaient donc leur leçon et n'oubliaient pas leurs chères études. Le verbe " contredire " se conjugue comme " dire " sauf à la deuxième personne du pluriel où, alors que ce dernier présente l'anomalie imprévue " vous dites ", le premier ne renonce pas à l'analogie, plus cohérente et plus rassurante de " vous contredisez ". Les historiens de la langue vous expliqueront que " dire " et " faire " présentent cette exception morphologique à la deuxième personne du pluriel de l'indicatif présent (vous dites et vous faites, au lieu de vous " disez " et vous " faisez ") parce qu'ils ont subi l'attraction de l'impératif. Ce transfert figé est donc la survivance d'une forme que désormais les deux modes partagent, et le locuteur français ou francophone doit, dans ce cas, tout simplement obéir à l'automatisme d'un fonctionnement morphologique appris par cœur. Ce n'est donc ni génial ni sorcier, il suffit qu'on veuille s'en souvenir ! On ne saura jamais si la stylisticienne française ignorait vraiment la conjugaison du verbe " contredire " ou si elle faisait exprès d'" amuser " l'assistance (au sens ludique d' " amuser le tapis "). Boutade de grammairien ou coquetterie d'orateur, son hésitation et sa question signifient pour moi une seule et unique chose: que la langue française, exactement à l'image de sa conjugaison du verbe " contredire ", se contredit. Et alors, parce que sa grammaire est pleine de contradictions et d'anomalies, parce que sa maîtrise ne réclame pas toujours le sens de la logique, il n'y a pas de quoi s'enfler d'orgueil lorsqu'on se souvient de telle ou telle règle inattendue. C'est un peu dans cet esprit que nous proposons ce billet hebdomadaire intitulé " Les chausse-trapes du bon français ". Le titre lui-même trahit une anomalie de l'orthographe française : on écrit tout aussi correctement " chausse-trape " et " chausse-trappe ", au sens de " piège ". Mais la première graphie est la plus légitime car " trape " a la même étymologie que " trépigner ", du francique " trippôn " qui signifie " sautiller ". A l'origine, " chausse-trape " renvoyait donc au sens de " fouler ", " piétiner " puis, par extension, le mot a signifié " fouler un piège ", d'où l'orthographe harmonisée avec " trappe " admise (et préférée) plus tard par l'Académie Française, même si ce dernier mot vient, quant à lui, du francique " trappa, trapper " qui a donné toute la famille de dérivés " attrape ", " attrapade " " attraper ", " rattraper ", etc. Mais ce billet ne prétend nullement prendre au piège le lecteur. Il le rassure au contraire que nul n'est absolument infaillible quand il s'agit de manier la langue de Molière. La moindre tournure, la moindre préposition ou conjonction, parfois même la moindre virgule ou le moindre accent nous mettent au défi et nous révèlent que nous pouvons toujours être des cracks du bon français mais jamais incollables et tout-puissants. Sans même devoir sonder jusqu'aux arcanes de la grammaire française, plusieurs parmi nous sont parfois hésitants quand il s'agit d'utiliser pour tel mot le masculin ou le féminin, souvent gênés de prononcer un mot dont l'orthographe laisse deviner une phonétique imprévisible, et toujours embarrassés de devoir écrire en toutes lettres les montants en centaines et milliers sur un chèque. Comment prévenir ces frayeurs et ces affolements? Notre billet tente de répondre à cette question par une procédure et une tonalité qui, au lieu de culpabiliser et pénaliser, simplifient et dédramatisent. Car, derrière la plus dure et la plus antipathique des règles de grammaire, se cache parfois une petite anecdote instructive et stimulante.