M. Mezry Haddad, ambassadeur de Tunisie à l'Unesco, s'est exprimé hier sur France 2 sur le mouvement de violences que connaît le pays depuis la mi-décembre. Nous reprenons ici l'intégralité de cet entretien. La Tunisie connaît un mouvement de violences sans précédent depuis la mi-décembre : quatorze morts selon le pouvoir, plus d'une vingtaine selon l'opposition. Comment expliquez-vous cette flambée de violence ? Je l'explique par une double cause, cause endogène et cause exogène. Cause exogène : la Tunisie n'est pas isolée de la géopolitique mondiale et de ce qui arrive partout dans le monde; la Tunisie jusqu'à présent a résisté mieux que d'autres pays européens à la crise mondiale dont aucun pays n'est justement à l'abri. Mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. Aujourd'hui, il y a un problème de diplômés en Tunisie, qui est plus grand ? Bien sûr, là nous sommes au registre des causes endogènes, bien évidemment. La Tunisie a misé sur l'éducation pour tous. La Tunisie consacre 7,8% de son PIB à l'enseignement. Nous sommes le seul pays avec le Danemark à avoir fait ce choix stratégique, c'est-à-dire l'éducation pour tous. Le Président Ben Ali ne s'excusera pas aujourd'hui d'avoir fait ce choix stratégique et la Tunisie, même dans les crises qui la bouleversent aujourd'hui, reste moderne et civilisée. C'est une crise, j'allais dire, de type moderne, ce n'est pas une crise qui bouleverse un pays sous-développé. Bien sûr nous avons ce problème, nous avons des chômeurs diplômés, évidemment la Tunisie ne peut pas s'en sortir toute seule… Le problème aujourd'hui, c'est qu'il y a beaucoup trop de diplômés et qu'ils sont au chômage ? Evidemment, c'est pour cela qu'il faut traiter ce genre de questions de façon rationnelle, c'est-à-dire le nombre de diplômés qui arrivent sur le marché de l'emploi tous les ans en Tunisie est extrêmement important… C'est 300.000, je crois… A peu près. Inadéquation totale entre le nombre des chômeurs et la capacité du marché tunisien à les absorber. C'est pour cela que nous avons voulu depuis longtemps constituer un marché commun maghrébin ; c'est pour cela que nous essayons de traiter avec l'Europe avec le statut avancé par rapport à la Tunisie; la Tunisie ne s'en sortira pas toute seule sur le plan économique, évidemment elle a besoin de traiter ce genre de questions avec ses voisins immédiats et avec ses alliés traditionnels. Alors le gouvernement vient de promettre la création de 50.000 emplois, est-ce que ça ne vient pas un petit peu tard ? Non, écoutez, rien n'est jamais trop tard. Je vous ferai remarquer au passage que la question de l'emploi et du chômage, c'est une priorité absolue du Président de la République et du gouvernement. Dans le dernier programme électoral du Président, le chômage et le traitement du chômage sont une priorité. Nous avons été surpris par ces manifestations qui étaient spontanées au départ et qui exprimaient… Moi je veux expliquer, justement, ces manifestations, non pas dans ce qu'elles sont mais dans ce qu'elles expriment : elles expriment un malaise social, une fracture sociale comme on dirait ici en France. Il y a une petite fracture sociale à laquelle il va falloir remédier mais il y a depuis quelque temps maintenant… On va y revenir… mais d'abord, est-ce que la répression politique – 14 morts selon le pouvoir, plus d'une vingtaine de morts selon l'opposition – est-ce que cette répression policière n'est pas un petit peu excessive ? Ecoutez, les manifestations… manifester est un droit constitutionnel en Tunisie. Ces manifestations étaient parfaitement légitimes au départ, légitimes dans leur spontanéité, légitimes dans leur expression sociale. Dès lors qu'elles ont été subverties par des opposants de l'extrême gauche tunisienne et de l'extrême droite réactionnaire islamiste, dès qu'elles ont été instrumentalisées à des fins bassement politiciennes, l'Etat, la société, le peuple, parce que le peuple continue à aller travailler, le peuple continue à aller étudier, le peuple n'est pas dans la rue… Ceux qui sont dans la rue aujourd'hui et qui sont instrumentalisés, eh bien ceux-là lorsqu'ils s'en prennent à la police tunisienne qui est une police nationale, qui est là comme dans tous les Etats pour protéger le contrat social… Mais est-ce qu'elle n'a pas la gâchette un peu facile ? Non… ceux qui ont la main un peu facile, ce sont ceux qui jettent les cocktails Molotov parce qu'ils reçoivent des consignes par Facebook et par Internet pour semer la zizanie et la discorde et susciter des émeutes insurrectionnelles. Permettez-moi de vous lire juste, parce que ça n'a pas été dit ici en France, dans aucun média, voyez-vous, c'est ce message qui a fait la une des médias en Suisse parce que ça a été scandaleux justement : le numéro deux du mouvement islamiste qui est en Suisse avec le statut de réfugié politique et qui dirige – suivez bien mon regard – une association de défense des droits de l'homme… Alors laquelle, soyez clair… Le Mouvement islamiste tunisien dont le chef est basé à Londres… il écrit – son second – à partir de la Suisse (ce monsieur est poursuivi aujourd'hui en justice mais aucun ne souffle mot en France sur cette affaire), ce monsieur-là avec ce message… Vous êtes en train de le faire là… Je suis en train de le faire, mieux vaut tard que jamais, pour que l'opinion publique française sache exactement les enjeux véritables. Les enjeux véritables, c'est la déstabilisation de la Tunisie et il n'y a pas que la Tunisie qui est ciblée, déstabiliser la Tunisie pour faire parvenir certains intégristes au pouvoir. Voilà ce qu'il écrivait : sellez les chevaux et préparez ce que vous pouvez de matériel de conviction, n'oubliez pas les ceintures et il le répète, n'oubliez pas les ceintures… Ceintures d'explosifs… Il le dit lui-même : les ceintures explosives pour les traîtres. Voilà le message qui a irrigué les blogs et les sites Internet et Facebook en Tunisie, voilà comment on utilise et on instrumentalise de façon ignoble et abjecte la jeunesse tunisienne. Voyez-vous, il n'y a pas aujourd'hui en Tunisie des gens qui sont prêts justement à ce sacrifice. Autrement dit selon vous, les mouvements d'aujourd'hui sont manipulés par les islamistes ? Complètement manipulés par les islamistes avec le paravent médiatique de l'extrême gauche tunisienne. L'extrême gauche tunisienne a établi une alliance stratégique avec les islamistes depuis douze ans, c'est le paravent de l'extrême droite islamiste (sic). Est-ce qu'il n'y a pas aussi une usure du pouvoir du Président Ben Ali qui est là depuis 23 ans. 23 ans, c'est long ? En 23 ans, voyez et ça on ne le pardonne pas justement à la Tunisie, le second choix stratégique du Président Ben Ali depuis 87, le premier étant été l'éducation pour tous, le second choix, ça a été : jamais reconnaître un mouvement islamiste en Tunisie. Nous ne traitons pas avec les islamistes. C'est ça qu'on veut nous faire payer aujourd'hui. L'islamisme ne passera pas en Tunisie. Ce qui se passe au Niger avec l'enlèvement et puis la mort de deux Français, c'est la preuve qu'au Sahara, l'islamisme est en train de gagner partout ? Enfin je ne dirais pas qu'il est en train de gagner partout, je dirais que l'islamisme est un cancer qui se métastase et que le combat contre l'islamisme nécessite la solidarité et la collaboration de tous les Etats. Ce qui se passe au Niger – et je profite de l'occasion pour présenter mes condoléances à la famille des deux jeunes tués par des barbares comme l'a dit le Président Sarkozy hier – eh bien les mêmes barbares – parce que c'est la même idéologie, c'est la même idéologie des frères musulmans et des islamistes, partout dans le monde c'est l'idéologie de Ben Laden. Ben Laden qui, je vous le rappelle parce que certains médias aujourd'hui parlent de l'islamisme comme d'un épouvantail, rappelez-vous que cet islamisme-là, il n'est pas exploité par la Tunisie. Cet islamisme-là nous a frappés et nous avons été les deuxièmes à être frappés à Djerba à la synagogue, souvenez-vous, en 2002, ce n'était pas un épouvantail, ce n'était pas virtuel, c'était un attentat contre la Tunisie, seconde cible après les Etats-Unis, nous avons été les deuxièmes à être touchés par un attentat islamiste à la Ben Laden. C'est ça qu'on essaie de faire à la Tunisie mais la Tunisie résistera, vous savez, on en a connu d'autres ! La Tunisie résistera.