En 1968, nous rêvions tous de justice et de liberté. Nous nous étions jetés tout entiers à ce rêve farouche : aller dans les campagnes, propager les idées dans les usines, nous révolter contre les autorités de tutelle, autorités tunisiennes, celles-là, une douzaine d'années à peine après l'Indépendance du pays et qui avaient les grands moyens, l'argent et le pouvoir d'agir au sommet. Une première année de fac à Tunis. Une année ratée où l'on nous avait spécifié que toutes nos fantaisies étaient charmantes, excepté celle de la révolte contre le pouvoir. Pour remuer ce monde, au nom de la justice, de la liberté et de l'amour, il nous fallait aller chercher, au dehors, un champ de travail plus libre. Certains sont partis, d'autres sont restés, mettant progressivement la marche de leurs idées en péril face à l'énorme bête inhumaine du parti unique qui allait s'agrandissant dans sa famille, dans tous les recoins de la Tunisie : cellules du PSD, pseudo-maisons du peuple, mairies, gouvernorats et bien sûr la flicaille, toujours aux aguets pour brimer toute tentative de démesure. Durant plus de quarante ans, depuis, nous avons vécu dans la peur et le harcèlement au quotidien dans la plupart des secteurs de la vie active. Et toujours ce spectre du chômage, de la famine et de la désolation dans le reste du pays, zones d'ombre s'agrandissant à vue d'œil alors que la capitale et les grandes villes (du littoral, notamment) jouaient à l'engraissement et au tape-à-l'œil pour le tourisme de masse. Ce spectre-là ne nous a pas quittés. Celui de janvier 78, le «Janvier noir», celui du début des années 80 avec la «guerre du pain», enfin 1987 avec son pseudo-«Changement - La Nouvelle ère - 7 Novembre» et où l'on se disait : «Cette fois ça y est ! C'est parti ! Bien parti !» Alors qu'il s'agissait d'une nouvelle mascarade et que, de toutes les manières, nous avons dû assumer bon an, mal an. A qui la faute ? A nous tous, bien évidemment, et à ceux qui, comme dans la Révolution des œillets, au Portugal, «ne croyaient plus voir s'accomplir leur idéal». Pendant plus d'un demi-siècle au total, nous n'avons pas su ou pu (ou plus) cherché à mieux capter ces réalités bien tunisiennes sur le terrain. Les capter comme il le fallait afin de les résoudre. Tout cela aussi — surtout — à cause des guerres partisanes, du clanisme et de la corruption qui allait s'agrandissant. Réalités sociales, économiques et culturelles dont on mesure, aujourd'hui, l'énorme gâchis… La tourbe des politiciens — ceux de l'intérieur comme des exilés — n'était-elle pas bonne, pas mûre à ce point? Ou alors parce que les tenants du même pouvoir (PSD = RCD en plus fort et plus cynique) ont su masquer les vrais problèmes, en mettant en avant la politique de la carotte et du bâton telle que pronée par Bourguiba, leader pourtant considéré au départ, mais qui a fini par tromper la cause du peuple… Sécurité, emploi, bien-être C'est le terreau politique, le vrai, celui qui sent bon l'humus de la terre nourricière de cette extraordinaire mais combien fragile Tunisie qui nous aura manqué le plus. Durant un demi-siècle débordé, nous aurons donc vécu, à l'intérieur du pays, avec la peur au ventre et l'art (parfois mensonger) de la débrouillardise pour survivre et s'accommoder de tout ou de rien. Autrement dit, sans véritable pensée politique encore active, sans même la logique d'un quelconque entendement pour rassurer nos enfants quant à leur avenir. Quel égoïsme de notre part et de la part de ceux qui, sortis tout à coup de leur refuge, viennent réclamer leurs droits! Durant un demi-siècle débordé, nos enfants de la patrie ont dû s'exporter ailleurs, pour ne pas dire fuir la tyrannie. Ils ont été ouvriers ou intellectuels, médecins, ingénieurs, avocats, politiciens de toutes les tendances… De vrais bâtisseurs de l'imaginaire et de la réalité matérielle pour nous aider à endiguer la faim, le chômage, la peur… D'un demi-siècle débordé, deux présidents seulement. Et pas d'alternance de pouvoir, ni de réels projets de société, mais un virage affolant vers le libéralisme sauvage et la dilapidation des richesses du pays. Les projets de société que cette magnifique jeunesse, aujourd'hui debout aux barricades, et dans leur marche pour la Révolution du Jasmin, vient nous rappeler. Cette «fior de Yasmin» d'un blanc immaculé, virginal, mais entachée du sang des adolescents-martyrs de Sidi Bouzid, Kasserine et d'ailleurs, comme dans la poésie de Garcia Lorca et du drame de Guernica. Cette jeunesse spoliée dans ses droits les plus élémentaires, et qui a fini par s'immoler sur l'autel des grands sacrifices, pour mieux se faire entendre, nous devrions lui porter secours, et au plus vite. Dans la cacophonie générale où nous vivons aujourd'hui, il est urgent de créer un seul pôle de rassemblement pour répondre au plus urgent : la sécurité, l'emploi et le bien-être de nos jeunes. Un rassemblement loin des guerres intestines, partisanes et pleines d'acrimonie. Le monde entier nous regarde aussi. Des peuples spoliés dans leurs droits nous envient suivant les moindres péripéties de cette saga bien tunisienne. C'est aussi pour eux que d'une révolte — magnifique étincelle jaillie dans le ciel de Sidi Bouzid —, nous devons passer à la révolution permanente dans tous les domaines de la vie active au nom de la patrie et du salut public.