Lorsqu'elle parle, la voix de Lina Ben Mhenni dégage toute la douceur du monde. Derrière cette fragilité apparente, se cache une jeune femme de caractère : 27 ans, athlète à ses heures, enseignante à l'université du 9-Avril. Téméraire et tenace, elle se rend à Sidi Bouzid, le mois de décembre dernier, juste après l'immolation par le feu de Mohamed Bouazizi. Elle devient reporter. Son blog "Tunisian Girl", où elle dénonçait depuis 2007 la censure des médias et l'autoritarisme du régime de Ben Ali, connaît alors une notoriété internationale. Relatant à la fin de ses journées les évènements dont elle a été témoin sur les réseaux sociaux et sur son propre blog, elle continue à suivre à la trace les manifestations qui éclatent à Kasserine, Regueb, Thala... Intuitive, Lina est peut être l'une des premières à avoir compris que la peur a changé de camp… Elles persistent et signent les cyberrésistantes Bien qu'ayant choisi de rester ici à Tunis pendant les évènements des mois de décembre et de janvier, Emna Ben Jemaâ, spécialiste en marketing, à peine trente ans, fait également partie de cette nouvelle race de cyberrésistantes. De par sa grande popularité sur la Toile (espace d'échange et de communication pour plus de deux millions d'utilisateurs tunisiens) et son expérience de journaliste dans des revues étrangères, elle élabore un travail de recoupement de l'immense flux de textes, de photos et de vidéos qu'elle reçoit au quotidien. La bataille high-tech qu'elle mène dans le silence de ce monde virtuel accompagne et évolue en synergie avec les cris et la colère de la rue "En indiquant précieusement mes sources, je ne relayais que les informations longuement vérifiées. Très vite je me suis rendue compte que de nombreux journalistes français me suivaient à travers Twitter et Facebook". Que serait devenue la Révolution sans elles‑? Sans leur intelligence, leur activisme, leur sens inné de la liberté et leur maîtrise de toutes les techniques de contournement de la censure‑? Aurait-elle vraiment abouti‑? Ces jeunes femmes n'ont pas hésité à rejoindre les insurgés de l'avenue Bourguiba, affrontant les bombes lacrymogène et les balles réelles de la police. Se mêlant ainsi à des femmes de tous âges et de toutes les catégories sociales, applaudissant au passage du groupe d'avocats à la tête duquel les femmes juristes, dans leur sobre robe noire, scandaient haut et fort l'hymne national, inventant des slogans d'une richesse symbolique insoupçonnée. Et puis les voilà qui prêtent main forte aux hommes des comités de défense des quartiers. Veillant avec eux, les soutenant moralement, leur insufflant ce désir fou de dignité et de citoyenneté. Elles sont souvent également à l'origine des caravanes de solidarité qui se dirigent vers Sidi Bouzid, Kasserine et aujourd'hui Ras Jédir. Tout d'un coup la Tunisie devient le plus beau des rêves. Et la défendre la plus sublime des missions. Que serait devenu le pays sans elles‑? Sans leur générosité et leur altruisme ? Emancipées par un Code de statut personnel, le plus favorable aux femmes en terre d'Islam, elles ont gagné une reconnaissance de leurs droits et de leurs rôles qui a probablement favorisé cette prise de parole sur la place publique, ce sens de l'engagement, ces ardeurs militantes. Très peu de femmes au gouvernement Membre actif de l'Association tunisienne des femmes démocrates (Atfd) et de l'Association tunisienne pour la recherche et le développement (Fturd), nous n'avons pas beaucoup entendu la voix de la sociologue Dorra Mahfoudh dans les débats qui agitent les médias tunisiens depuis plus d'un mois. Son implication en tant que chercheur spécialiste des mouvements sociaux légitime cette posture de recul par rapport au bouillonnement de l'action et de l'expression. Dorra Mahfoudh ne peut s'empêcher de dénoncer la misogynie ordinaire : "Malgré tout ce qu'elles ont accompli pendant la Révolution, les femmes tunisiennes restent écartées des plateaux de télévision et quasi-invisibles dans la sphère politique. Très peu d'entre elles ont investi les deux gouvernements de Ghannouchi. Les portefeuilles qui leurs ont été accordés sont marqués par la dimension sociale. Les stéréotypes ont la vie dure. Rappelons-nous les révolutions algérienne et iranienne, qui ont instrumentalisé les femmes avant de les renvoyer à leurs fourneaux. Que vaut une Révolution si elle ne change pas les préjugés, les inégalités et les attitudes‑?". Sana Ben Achour, juriste et universitaire, pasionaria des droits de l'Homme en Tunisie, comme Sihem Ben Sedrine, Radhia Nasraoui ou encore Maya Jéribi, pendant les impitoyables années Ben Ali, l'une des chevilles ouvrières de la grande marche des femmes pour la citoyenneté, l'égalité et la dignité organisée une semaine après le grand soulèvement populaire du 14 janvier sur l'avenue Bourguiba confie que des postes de ministre ont été proposés en aparté à plusieurs femmes de l'Atfd et de l'Aturd. Toutes celles ayant décliné ces " offres " l'ont fait parce qu'elles ont placé leurs idéaux ailleurs. Non pas dans la prise de pouvoir mais plutôt dans un travail de terrain et de citoyenneté agissante. Peut-on rêver d'hommes libres sans que leurs femmes le soient aussi ? "Nous voulons aujourd'hui d'une part travailler sur le lien social, ouvrir nos espaces de débat aux femmes pour leur expliquer ce que veut dire laïcité, transition démocratique, Assemblée constituante. Et d'autre part nous remobiliser pour créer une coalition formée des différentes forces, qui animent la société civile, les organisations de femmes démocrates, la Ligue des droits de l'Homme, le Cnlt, le Syndicat des journalistes. Une coalition qui pourrait faire pression sur les décideurs politiques au gouvernement et ailleurs. Nous militerons pour demander la parité au niveau des listes et des fonctions électorales". Ce désir d'équité, qui souffle sur la Tunisie nouvelle touchera t-il aussi le statut des femmes toujours soumises à un "plafond de verre", qui leur interdit les postes de responsabilité et les maintient, malgré leurs accès très poussé au savoir, dans un état et un temps de chômage beaucoup plus longs que ceux des hommes ? Peut-on rêver d'hommes libres et épanouis sans que leurs femmes le soient également ? Une démocratie réelle et structurelle peut-elle fleurir si les femmes sont maintenues dans une position de citoyennes de seconde zone ? Si une reconfiguration des rôles des hommes et des femmes dans la famille et la société ne fait pas l'objet de débats ? Mais des débats sous-tendus plus par les valeurs de la négociation, de la solidarité et de l'échange, celles-là mêmes portées par la Révolution tunisienne que sur la force et la compétition…