Par Khaled TEBOURBI J'ai fait deux bonnes rencontres cette semaine. L'une avec un jeune banquier de Tunis, l'autre avec un jeune universitaire revenu de l'exil. Bonnes parce que j'y ai beaucoup appris, autant sur la révolution, que sur moi-même. J'appartiens à la génération des seniors. A celle qui n'est pas descendue dans la rue, mais qui, à peine libérée de la dictature, s'est empressée de faire entendre sa voix. Tous les Tunisiens ont droit au chapitre citoyen. Ainsi va la démocratie. Pour autant, les prérogatives historiques ne sont pas les mêmes. Soixante pour cent de nos compatriotes ont entre 18 et 35 ans. Ce sont eux qui souffrent du chômage et du développement inégal, et ce sont eux qui ont affronté la police de Ben Ali. Ils auront la charge du pays demain. Ils ont priorité à la parole, aujourd'hui. Tout est leurre sans une économie Que dit le jeune banquier ? Que durant cette période post-révolutionnaire, plutôt confuse, plutôt sujette à remous, s'opposent, en fait, deux clans : un clan qui réclame une répartition des richesses et un deuxième qui appelle à les créer. Le problème, observe-t-il, est que l'on ne sait guère s'il faut s'occuper, d'abord, des «bœufs» ou de «la charrue». Simple bon sens. Au soir du 14 janvier, tout le monde s'accordait à reconnaître que le régime déchu nous avait légué une économie aux abois. Presque un million de chômeurs, des régions entières laissées pour compte, une balance commerciale déficitaire, des entreprises minées par la corruption, des fonds publics pillés. Une vraie cote d'alerte aussitôt aggravée par les multiples contrecoups de la révolution, par les revendications sociales et salariales, par les grèves, par les usines qui ferment, par les investissements qui fuient. Au point, qu'en moins de deux mois, les experts n'ont pas hésité à annoncer que la croissance en 2011 sera aux alentours de zéro. Comment dans ces conditions parler de répartir des richesses? Celles-ci existent-elles encore? Comment accorder des augmentations de salaires? Sans des rentrées fiscales, où l'Etat trouvera-t-il l'argent? Comment donner du travail à des centaines de milliers de sans emploi, alors que la machine économique fait du surplace, alors que les touristes se font rares, alors que l'agriculture est menacée de déflation, alors qu'il y a Ras Jedir, alors qu'il y a Lampedusa, alors qu'il y a la Libye? Une issue, une seule, conclut le jeune banquier : que nous comprenions tous, à la fois partis, société civile, citoyens, que le progrès politique est un leurre sans une économie en bonne santé. Que réussir une révolution n'est pas que faire triompher une belle vision du monde, c'est aussi savoir gérer ce monde au concret. Haro sur les anciens Que dit le jeune universitaire? Lui, ne s'embarrasse pas de pragmatisme. Il surfe sur la vague de l'histoire et de l'idéologie. Mais il n'a pas tort non plus. Son discours s'adresse aux générations de l'Indépendance, aux nôtres qu'il accuse «d'avoir tué le père et le fils». «Vous avez combattu Bourguiba, mais en vous jetant dans les bras de l'Occident, aux dépens de votre culture et de votre identité. Puis vous avez pactisé avec Ben Ali, pour un rien de confort et de privilèges en abandonnant la jeunesse, vos propres enfants à la nécessité et au vide intellectuel et spirituel. Pire : vous êtes encore là. Vous vous accrochez encore au wagon. Qui vous l'a demandé?» Terrible réquisitoire. Difficile à refuter. Maintenant que les seniors déroulent le film de quatre longues décennies, ils ne peuvent, en effet, que compter leurs erreurs. Vrai qu'ils se sont trompés de combat, vrai que pour s'opposer à Bourguiba ils se sont jetés dans les bras de l'Occident, vrai qu'ils ont négligé leur culture et leurs racines, vrai qu'ils ont fini dans la résignation et les petites commodités, vrai qu'ils se sont déconnectés de la jeunesse, vrai qu'ils n'ont rien vu venir, mais qu'ils s'accrochent toujours au «wagon». Question cependant : ces erreurs étaient-elles volontaires ? Furent-elles commises en toute liberté de choix ? Rien n'est moins sûr. Dans les années 60-70, au plus fort de l'autoritarisme bourguibien, cette génération croyait sincèrement aux idées et aux valeurs des «lumières». C'était son unique outil de résistance. A partir de la première guerre du Golfe et du déclin des idéologies, ce fut pour elle, le saut dans l'inconnu. Ni «lumières», ni repères. Et Ben Ali en a habilement profité. Il n'avait plus, face à lui, que de vieilles élites sans horizons et sans énergie. Il lui avait suffi de leur tendre quelques menus appâts. Et ils y avaient, plus ou moins, mordu. Quant à être toujours là, «accrochés au wagon», que notre jeune ami se rassure, ce n'est que l'ultime «danse du coq», plus vite et plus facilement qu'il ne le suppose, la révolution choisira les siens.