Par Ali FERCHICHI La liberté académique et l'indépendance à l'égard de tous les pouvoirs sont la condition principale pour l'épanouissement de la recherche. Le dirigisme gestionnaire n'est profitable ni à la science ni à l'innovation. Le pilotage de la recherche tournée vers la créativité libre et l'innovation est la voie de l'efficience, si, et encore si, la démocratisation de la société est enclenchée. Sinon, la fuite des cerveaux, la routine et la bureaucratie l'emportent. - La prévalence de l'esprit critique : Cogito, ergo sum est une expression latine du philosophe René Descartes qui signifie «je pense, donc je suis». Descartes découvre alors que, même si ses sens et ses raisonnements le trompent souvent, il n'en demeure pas moins que lui, qui est en train de douter, il est quelque chose, autrement dit il existe. Plusieurs savants affirment qu'une société où la critique n'est plus possible est vouée à la médiocrité : le secret de la supériorité intellectuelle est l'esprit critique et l'indépendance d'esprit. Il en résulte des difficultés insurmontables pour toute forme d'autoritarisme, car l'autoritarisme choisit en règle générale des êtres dociles et, par conséquent, des médiocres. Il ne peut pas admettre que ceux qui ont le courage intellectuel de contester son pouvoir puissent être les meilleurs. La conjoncture est-elle propice pour bâtir une école tunisienne de pensée scientifique ? A l'état actuel, il est possible de développer un modèle tunisien de pensée et de savoir. C'est une chose sur laquelle on doit sérieusement travailler. Nous avons toujours cherché des modèles basés sur la civilisation occidentale, et ils ne fonctionnent pas toujours parce que ces institutions sont issues d'une civilisation particulière. Ce qu'il faut, c'est de la créativité et de l'adaptation. Alors que les potentialités scientifiques sont immenses en Tunisie, il est à craindre que, sous différentes contraintes, la science en Tunisie végète par épuisement, passivité ou soumission. L'histoire a montré que les Etats qui ont démocratisé la pensée et ont favorisé un contexte et des moyens favorables à la recherche scientifique ont été ainsi à l'avant-garde durant plusieurs années. L'exemple de la France est assez emblématique qui, suite à la "Révolution française", a fait de la science un des piliers de l'enseignement et où une véritable politique de la science a vu le jour. La nécessité des écoles arabes de pensée fut discutée et défendue par plusieurs savants, dont notamment le Marocain Al-Jabri, qui a écrit dans des domaines très variés avec l'objectif de refondre les bases d'une renaissance arabe sur des piliers nouveaux et originaux. L'un de ses soucis est de rénover la pensée, en la critiquant. Sa réflexion perpétuelle sur ce souci intellectuel a donné naissance à l'un des projets culturels les plus importants et influents dans le monde arabe : La critique de la raison arabe, qui est édité en quatre tomes, La formation de la raison arabe, La structure de la raison arabe, La raison politique arabe et La raison éthique arabe. Dans son œuvre Introduction à la philosophie des sciences, Al-Jabri prouve qu'on est encore en retard par rapport à la caravane de la pensée scientifique sur le plan de la pensée et de la technologie. Son souhait était de pousser l'école et l'université dans le monde arabe à suivre l'évolution de la pensée scientifique en vue de l'enrichir d'une part et de diffuser la connaissance scientifique sur une plus grande échelle d'autre part. Selon l'intellectuel iranien Seyyed Hossein Nasr, l'émergence de nouveaux intellectuels des pays en développement annonce une nouvelle période de la civilisation qui intériorise des concepts appartenant à un autre système de valeur pour les intégrer à leur pensée, dépassant ainsi une simple logique d'imitation de l'Occident. L'intellectuel iranien pense ainsi que la tradition continuera à s'effacer tant que les institutions de recherche ne cesseront pas d'imiter la science occidentale, sans se livrer à une tentative d'intériorisation. En fait, tout ce qui se fait actuellement trouve forcément sa source dans une autre civilisation. Evidemment, cela va finir par détruire notre propre civilisation dont déjà une grande partie a été détruite au cours des années. Le système de pensée occidental s'est progressivement étendu dans le monde sous-développé, réduisant les chercheurs à de simples agents d'exécution. Il faut reconnaître que l'imitation de l'Occident n'est pas un problème scientifique. Nous avons perdu confiance en nous-mêmes, nous essayons juste de copier l'Occident. La révolution de la dignité, de la démocratie et de la liberté en Tunisie pourrait amorcer un processus de retour de la confiance en nos potentialités et en la qualité de nos savants. Avec la tête haute et la modestie des savants, les chercheurs tunisiens pourraient bâtir une école tunisienne et se situer au-devant de la scène scientifique internationale. Je dis cela avec une grande conviction en la valeur de nos scientifiques qui sont capables d'ériger une science pour le savoir, le progrès, la paix et le développement.