Par Abdeljelil Karoui La révolution tunisienne traverse une phase difficile et son avenir dépend désormais de la volonté de tous d'infléchir son orientation dans la bonne direction. Il s'est passé des choses, depuis le 14 janvier, bonnes et moins bonnes et c'est au vu de l'analyse de ce processus qu'il convient d'ajuster notre comportement national (politique du gouvernement et action des associations et de la société civile). La réalisation la plus évidente est sans doute le départ de Ben Ali et de ses acolytes; viennent ensuite, la proclamation de l'amnistie générale, la liberté d'expression effective et très probablement irréversible, la dissolution du RCD et celle des deux chambres des députés et des conseillers, les mesures prises pour juger les coupables d'exactions vis-à-vis des militants de l'opposition et la mise en place d'instances pour la récupération des biens spoliés par la famille régnante et ses protégés. Enfin une feuille de route est établie pour la préparation et l'organisation de l'élection d'une Assemblée constituante le 24 juillet. A côté de cela, des zones d'ombre perdurent, inéluctablement liées à la secousse révolutionnaire. Des casseurs de tous bords entrent dans la danse, saboteurs appartenant à la milice contre-révolutionnaire ou bandits sortis de prisons, semant la panique, volant et brûlant biens publics et privés, dont le bilan s'élève à des milliards partis en fumée. Des grèves sauvages dans divers secteurs très dommageables pour l'économie du pays se soldent parfois par la fermeture de quelques usines. Le tourisme dont plusieurs centaines de milliers de Tunisiens sont tributaires est totalement sinistré. La guerre en Libye avec un exode massif n'est pas pour arranger les choses. Aujourd'hui, il devient urgent de se départir des passions revendicatives, des calculs égoïstes, des frénésies vindicatives si l'on veut que tous les espoirs attachés à notre révolution ne s'évaporent pas sans retour. Le sens civique et l'amour de la patrie devraient être dorénavant notre unique fanal. Il suffit pour s'en convaincre, chaque fois que l'on prend une posture ou que l'on profère des propos pour mettre en cause une politique, de se demander ce que nous aurions fait nous- mêmes si nous étions à la place des décideurs. La loyauté est impérative quand on veut conjurer la tension entre gouvernement et différentes catégories sociales. Sans doute ceux parmi l'opposition qui ont souffert dans leur chair les affres de l'humiliation et de la torture dans l'ancien régime, ont-ils des raisons d'exiger des garanties, de faire preuve parfois d'intransigeance, quoi de plus naturel. On les comprend, on admire leur courage et on mesure ce qu'on leur doit mais combien seraient-ils encore plus admirables s'ils pouvaient par un acte de véritable héroïsme se surpasser en marchant sur les brisées de quelques hommes d'exception tels que Mandella, de Gaulle ou Bourguiba qui, faisant abstraction du passé, ont accepté, pour servir leur pays, de coopérer avec les ennemis de la veille. On comprend aussi tous les chômeurs diplômés ou non mais peut-être, quand on a attendu des années, convient-il de laisser la priorité à ceux dont la situation est la plus urgente plutôt que de bloquer le système. En plus, n'oublions pas que l'ère de l'Etat Providence est bel et bien révolue chez nous, comme partout dans le monde. Alors qu'aux années soixante tous les diplômés étaient employés par l'Etat qui en redemandait toujours plus, aujourd'hui à peine un sur dix est recruté dans la Fonction publique, tous les autres devant trouver une place dans le secteur privé. La situation étant ce qu'elle est, il ne faut plus se tourner vers l'Etat. Les gisements d'emploi se situent dans les entreprises, et celles-ci quand elles recrutent, se fondent sur des critères qui ne mettent pas les diplômes au premier rang et pour cause, ils sont bien dévalués. De fait, revendications plus ou moins légitimes, vociférations, écarts de langage sont compréhensibles quand ils émanent de gens frustrés qui ont connu la persécution ou souffert du chômage, mais quand on voit se déchaîner des gens en place qui ont un statut reconnu, parfois même des privilèges, cela devient troublant. En effet, on ne voit pas comment on peut interpeller le gouvernement avec le maximum de désinvolture pour ne pas dire plus, entraver son action par des sit-in un peu partout, paralyser sa politique par des grèves sauvages, et en même temps exiger de lui qu'il résolve tous les problèmes accumulés depuis bien longtemps souvent selon le bon caprice des uns et des autres. C'est là une manifestation d'irresponsabilité gravissime. La marge de manœuvre de ce gouvernement est des plus limitées, car il est contraint de prendre des mesures sous la pression et dans l'urgence pour résoudre des problèmes sociaux parfois au détriment d'équilibres dictés par une saine économie. Après toutes sortes de dispositions qu'il s'est évertué à imaginer, la collaboration de tous s'impose pour qu'elles deviennent opérationnelles. Les membres de ce gouvernement ont volontiers accepté une charge, qui par les temps qui courent est loin d'être une sinécure. Les plus jeunes ont abandonné à l'étranger des postes infiniment mieux rémunérés, certains, sollicités, n'ont pas hésité à prendre des risques pour servir leur pays, d'autres enfin, interrompant une retraite paisible, ont bien voulu apporter leur contribution de militants expérimentés et courageux. De grâce, un peu d'indulgence et de patience face à tant de difficultés amoncelées. Les Catons des temps modernes qui trouvent à redire à propos de tout et de rien, mettant au service de leur cause parfois des trésors d'éloquence, ont-ils procédé à leur examen de conscience, se sont-ils demandés ce qu'ils ont fait et surtout ce qu'ils font pour sauver le pays ? Il est temps d'arrêter cette animosité entre clans, cette rage de destruction qui peut tout emporter et qui risque, si l'on n'y prend garde, de mener à une somalisation du pays. Que l'on s'écoute, que l'on se respecte, que l'on agisse en civilisés en conjurant tous les égoïsmes, faute de quoi, nous assumeront l'échec de notre révolution et probablement celui de toutes les révolutions arabes, pour qui nous étions le modèle. En Occident, la droite pas tendre avec nous, aura alors beau jeu de démontrer que décidément, les Arabes ne savent rien faire qui vaille.