Par Yassine ESSID Avant même que les «pères fondateurs» n'entament la rédaction de la nouvelle Constitution, et en attendant que la souveraineté populaire retrouve sa voie dans le grand dédale des médiateurs politiques qui se bousculent au portillon de la démocratie, que déjà la ville de Tunis s'était transformée en un enjeu d'un clivage politique, idéologique et social dans lequel s'expriment craintes, revendications et espoirs, où chacun a d'ores et déjà choisi à la fois son camp et délimité l'espace à partir duquel il va pouvoir agir, rassembler ses partisans et exprimer à l'adresse des autres son opposition ou sa sympathie. A Tunis, l'appropriation de l'espace public a longtemps cédé devant les pratiques répressives qui le segmentaient et le striaient en autant de frontières inexpugnables, empêchant la constitution de lieux où l'opinion publique pouvait s'exprimer. Le régime de Ben Ali ne supportait ni ne tolérait le débat public, encore moins les contacts entre groupes, misant en cela sur la surveillance policière et le quadrillage par les structures du parti. Aussi la ville fut-elle pour le Tunisien un univers de soumission où l'on ne fait que circuler tête baissée, en rasant les murs, sous les portraits géants et omniprésent du président déchu, comme s'il entendait rappeler à chacun et à chaque détour de rue qu'aucun de ses sujets ne lui échappe et que nul geste d'aucun de ses sujets ne lui est inconnu. La chute du régime fut immédiatement suivie par la conquête de l'espace public de la ville longtemps interdit : rues, places, avenues, jardins et parcs, furent immédiatement réappropriés et transformés en lieux de protestations, parfois même en terrains de confrontations avec des dispositifs sécuritaires insuffisamment initiés aux nouvelles conditions de la démocratie et à l'encadrement des manifestations pacifiques. En passant au lendemain de la révolution du statut d'assujetti à celui de personne désormais libre de s'exprimer, les Tunisiens se sont mis à organiser la ville à leur façon. C'est la place de la Kasbah qui fut élue d'emblée comme espace d'accueil d'un personnage politique nouveau, le peuple. Cette citadelle dont les remparts assuraient autrefois la défense de la cité contre les attaques de l'arrière-pays, devenue aujourd'hui voie de circulation accessible à tous et porte d'entrée à la médina, possède l'atout majeur d'être le siège du gouvernement provisoire qui a cédé par deux fois sous la pression de la foule déterminée à en découdre non sans violence et agressivité. Cette double victoire a valu à cette place de se constituer au fil des semaines en champ permanent, non pas d'un débat civique et pacifique, mais d'une opposition radicale, d'expression de conflits sociaux et de revendications de toutes sortes contre le pouvoir. Cette esplanade, jusqu'alors sans frontière sociale, a ainsi gagné du sens en se transformant en un lieu de surveillance de l'action gouvernementale sous la forme active d'une présence physique. De centre du gouvernement politique elle s'est convertie en espace de vie, de sociabilité et de solidarités intenses : on y mange, on y fume et on y dort ; résidence provisoire des exclus. Comme pour signer l'ultime preuve de la transgression de l'inviolabilité du pouvoir ou simplement pour déposer les témoignages d'auteurs qui n'ont pas droit de cité, les manifestants de la Kasbah ont chargé, en mémoire de leur éphémère séjour, les murs des bâtiments ministériels de multiples graffitis comme pour remettre irrévocablement en cause un univers jusque-là régi par l'ordre et la sécurité ; un univers politique qui se voulait, en surface, poli, net et sans aspérités. Vers la Kasbah affluaient de toutes parts soutiens et appuis, grâce à quoi la place avait fini par se forger une réputation de lieu de résistance radicale et jusqu'auboutiste ; lieu de contestation sauvage affectant lourdement sa réputation d'une nuance dévalorisante aux yeux d'une partie de l'opinion qui la tient en haute suspicion, l'accusant d'être manipulée et de paralyser le pays par des revendications à répétition qui se présentent dans un ordre séquentiel croissant allant de Kasbah I à Kasbah II ou III, déplié à l'infini. Cette même partie de l'opinion, en réaction, était partie se constituer ailleurs, de l'autre côté de la ville, dans un autre espace qui se veut tout aussi fédérateur, faisant pendant à celui de la Kasbah, mais sous une forme moins populiste et plus adaptée à ce quartier de loisirs payants et de promenade. C'est donc autour de la coupole d'El-Menzah, espace convivial, entre gens aux identités complexes, liés par un mode de vie commun, plutôt consuméristes qu'innovateurs, mais qui se fondent dans une volonté de revendications communes apaisantes, conciliatrices, paisibles, peu portés vers les vitupérations, les injures et les jets de pierres. La coupole d'El-Menzah devient alors le point de ralliement d'une citadinité-notabilité qui agite en permanence le spectre du chaos, suscitant la méfiance vis-à-vis des fauteurs de troubles de la Kasbah 2 et 3, dénoncés comme envahissants et dangereux pour la démocratie. Déplorable clivage entre peuple des villes et peuple des champs qui va amplement profiter à l'émergence d'autres sphères de contestation nettement moins consensuelles, contrôlées par des groupuscules religieux réfractaires à toute régulation politique de la société. En élevant une mosquée sans murs en dehors de la mosquée, les intégristes de l'avenue Habib-Bourguiba ont lancé un double défi à la modernité et à la liberté de circuler, de s'habiller, de socialiser entre hommes et femmes, en totale violation de la neutralité de l'espace public. Voilà qu'un gouvernement informel sans légitimité que celle de l'événement et «du faute de mieux», se double d'une démocratie toute aussi informelle qui instaure une veille ou une contestation permanente sur son action, palliatif d'une représentation nationale encore en gestation, à laquelle se joint une économie tout aussi informelle : le marché des vendeurs à la sauvette inquiets du tarissement ou de la disparition de leur approvisionnement. Les libertés fraîchement acquises n'étant pas encore réglementées, les Jelmiens de Sidi Bou Mendil, au nom d'une démocratie sauvage, vont transformer la rue d'une voie de circulation fluide et ouverte aux opinions, aux échanges et aux usagers, en un étalage sans fin des produits de la fraude et de la contrefaçon ruinant des pans entiers de l'économie et dépossédant l'Etat de recettes considérables. En attendant que la vie politique intègre le milieu feutré d'un Parlement, l'espace public continuera à participer à la concrétisation de l'idéal démocratique du 14 janvier, pourvu qu'il demeure le lieu d'un débat qui sert d'abord à produire de futurs bons citoyens.