Belle jeunesse, formidable jeunesse qui nous avez sortis d'un régime d'exploitation et de terreur, sortis de notre léthargie et du manque de respect à vos droits les plus élémentaires, qui avez donné — avec quel courage ! —, votre flanc aux flammes, aux balles des snipers et à la cruauté des tortionnaires, je vous écris cette lettre pour vous en remercier et vous demander de demeurer vigilante. Vigilante, car vous avez à affronter, à présent, les problèmes de votre liberté mûrement acquise, depuis ce fameux 14 janvier. Cette liberté, comme vous la vivez à présent et comme vous la voyez suivre son cours, est accompagnée de problèmes inextricables du fait de la pauvreté et de la misère qui règnent dans notre pays, dans ses régions les plus reculées. Tout cela, à cause du tyran et de ses acolytes qui nous ont laissé les caisses vides, en partant. Soyez vigilante chère jeunesse, et essayez de trouver un point d'équilibre, entre ce sens de la liberté et de l'ordre des choses, sans lequel, d'ici le 24 juillet prochain, votre noble révolution pourrait en prendre un bon coup. Et je n'entends pas insinuer, à travers ce dernier vocable, l'ordre policier ou celui de l'Etat (qui n'existent pas encore) mais un ordre que vous aurez vous-même créé, sans antagonisme avec la notion de liberté qui vous tient à cœur, qui tient à cœur la jeunesse du monde entier et qui vous envie de l'avoir réalisée avec beaucoup de panache, de brio et de civilité. Je sais que cet antagonisme (quand même) fait peur. Emile Zola, dans l'affaire Dreyfus en était effrayé, écrivant ceci : «L'Ordre veut, menacé, que les pouvoirs choisissent de prendre cent innocents plutôt que de laisser échapper un coupable» alors que «La liberté préfère laisser échapper cent coupables plutôt que de risquer la condamnation d'un innocent». Je sais que vous préférez cette seconde vérité! Nous en sommes encore là et c'est le drame que nous vivons, actuellement, à l'approche de l'élection d'un prochain gouvernement, qu'on dit de la Seconde République, depuis 1956!… A part le pain quotidien qui vous manque, et une vie digne de ce nom, vous avez maintenant à être encore plus vigilante face à ces anciens «bâtisseurs de ruines» (pour reprendre une expression chère à Paul Eluard, poète de l'amour et de la liberté) qui sont de retour après trente ans d'errance et de pagailles à l'étranger. Des «bâtisseurs de ruines» qui n'ont pas participé à cette révolution, et qui, profitant des remous actuels et d'une cacophonie quasi-générale, essayent de vous tirer vers le bas ou, plutôt vers l'arrière, comme un chacal extirpant sa proie vers son gîte, pour mieux la dévorer. Ils espèrent — on les voit maintenant sans vergogne tenter de détruire les évidences, à travers leur prêchi-prêcha aux quatre coins du pays — vouloir paralyser votre intelligence et casser votre extraordinaire élan pour la liberté, la démocratie et la justice. C'est la raison pour laquelle, très chère jeunesse, je vous demande d'inventer l'ordre qui vous plaira, en vous organisant avec vos «couteaux de clarté» (ceux de l'esprit) contre ces «sabreurs» d'un autre temps. En vieux routier-témoin, depuis janvier 78, je peux vous affirmer que cette forme de tyrannie, et même une autre, était apparue comme la métaphore des rats, dans La Peste d'Albert Camus, allant s'amplifiant dans la ville d'Oran. La première tyrannie, à visage découvert, est celle qui pullule en partie, et dont on ne sait s'ils ont véritablement un réel programme pour l'avenir de ce pays meurtri, exsangue. La seconde tyrannie est, celle-là, très dangereuse, puisque avec l'éclaircie bénéfique pour tous nos citoyennes et citoyens, à l'avènement de cette révolution, voici venus ces pêcheurs en eau trouble, ceux de «la-barbe-à-papa» et de la voilure, faux dévots et prédicateurs, s'immiscant dans les rangs de votre révolution, pour y semer le doute et la détourner de ses valeurs nobles. La révolution tunisienne, c'est le symbole de la lumière contre les ténèbres, de la démocratie contre l'autocratie. C'est la première fois que cela se produit dans cette rive sud de la Méditerranée où vous avez donné le «la» révolutionnaire à effet dominos, ne l'oubliez pas, vous en êtes le précurseur. La Tunisie du second millénaire doit, maintenant, être au diapason de son époque et de son temps. A vous de composer avec elle, grâce à votre savoir-faire et à vos actions d'entrepreneuriat permanentes dans tous les domaines. Pour cela, vous devrez mettre à bas tous les anciens mécanismes de la société tunisienne. Mécanismes basés sur la corruption, le népotisme, l'injustice, l'inégalité des chances et le manque de solidarité... Tout un programme qu'il faudra prendre à bras-le-corps. Belle jeunesse, formidable jeunesse, votre chant révolutionnaire plane, maintenant, sur le monde entier. Allez de l'avant, toujours de l'avant, pour le bien de notre patrie.