Par Ahmed ELAOUANI-CHERIF* Le souffle de liberté du 14 janvier a cassé les carcans, a balayé les inhibitions lourdement imposés depuis plus de vingt années. L'explosion, venue du fond de nos régions oubliées, des frustrations matérielles et morales accumulées par les inégalités criantes résultant de l'accaparement mafieux des fruits du labeur de beaucoup de Tunisiens et du patrimoine national, était un sursaut de dignité. Notre jeunesse, le tissu associatif militant et la majorité de la population emboîtant cette explosion, en font notre révolution du 14/01/2011. La profonde aversion des pratiques liberticides, opprimantes et mafieuses qui gangrenaient notre pays, jaillie du tréfonds du corps social imposa la rupture avec les méthodes et symboles du système honni, et permit de restaurer la dignité de citoyen. La Constitution déjà malmenée par notre grand leader Habib Bourguiba, instaurateur de l'Etat national et de la fierté citoyenne, en créant la présidence à vie, puis souillée par les prétentions à la déification et à des rentes à vie ! par Ben Ali, pour lui, sa famille et ses descendants est enfin abolie, ses institutions politiques (prétendument élues sic !) dissoutes – Le processus de l'élection d'une Assemblée constituante est engagée pour doter le pays, osons l'espérer cette fois, de véritables institutions démocratiques. L'organisation des pouvoirs de transition ou provisoires, tient sa légitimité du consensus des Tunisiens attachés à la continuité de leur Etat et à l'intégrité du pays, et émane de la confiance qu'ils ont dans le dévouement de leurs concitoyens qui ont accepté cette lourde mission. Soutien et vigilance restent nécessaires pour approfondir la rupture, faire naître le projet démocratique, maintenir nos libertés redécouvertes et notre dignité. Attention aux menaces de groupuscules violents et totalitaires et aux fourberies ! Les libertés reconquises ne doivent pas nous conduire à l'anarchie – comment rappeler que les libertés de chacun ont pour limites les libertés et droits des autres concitoyens. La dignité a pour fondement le respect mutuel. La démocratie n'est viable qu'avec un Etat fort Avant d'être le pouvoir de la majorité, la démocratie est le respect et l'écoute des minorités et la garantie de leurs droits et de leurs libertés – veillons à ce que cela ne s'oublie pas ! D'autant que la démocratie n'est viable qu'avec un Etat fort qui protège la nation, les libertés et les droits des citoyens – gare aux dérives ! La liberté reconquise, — certains la considèrent-ils plutôt comme un affranchissement? — plusieurs catégories de citoyens ont rapidement déplacé leurs priorités vers leurs préoccupations professionnelles et matérielles catégorielles, leurs réclamations sont, peut être, voire certes légitimes, mais ne s'écartent-elles pas des objectifs prioritaires de la révolution : libertés pour tous, dignité et mise en place d'institutions politiques démocratiques. Certes des injustices flagrantes devraient être d'urgence réparées, une couverture minimale des besoins matériels essentiels est nécessaire pour la dignité des jeunes citoyens et leur permettre de réfléchir à l'avenir; cela est bien compris et engagé, je suis confiant. Alors que l'on s'accorde sur la priorité de l'emploi et la sauvegarde du tissu économique du pays. Perturber, voire arrêter, les productions et le fonctionnement du pays ne peut être qualifié que de contrerévolutionnaire et je suis peiné de ce mot. Veiller au maintien de tous les emplois existants est un devoir — chaque arrêt de production, chaque destruction ou pillage de bien, chaque blocage est une perte pour l'économie nationale, donc pour tous. Le projet d'instaurer la démocratie ne peut souffrir d'une croissance économique zéro, voire d'une régression de la production. Notre centrale syndicale, nationale depuis sa création, soucieuse des intérêts nationaux doit prendre position sur les priorités nationales de la transition, cela n'en diminuera en rien sa vocation à défendre les intérêts des travailleurs, bien au contraire. Sauf ignorance de ma part je n'ai pas entendu sa voix sur les sit-in, les grèves sporadiques et les arrêts intempestifs de certaines activités exportatrices qui nuisent à l'économie du pays et particulièrement à l'emploi. Pourquoi l'Ugtt, forte son expérience et de la grande expertise dont elle dispose, ne met-elle pas sur la table, pour en débattre, un programme économique d'urgence pour la période de transition, si elle n'est pas en accord avec le gouvernement ? Priorité nationale : stabiliser l'économie Rappelons pour l'histoire que ce fut le programme économique de l'Ugtt qui a été retenu, à l'indépendance en 1956 par le congrès de Sfax, comme base de la politique économique du premier gouvernement de la révolution de l'indépendance. La priorité n'est-elle pas aujourd'hui de stabiliser l'économie, maintenir les activités, relancer la croissance et soutenir le programme de création d'emplois ? Le gouvernement provisoire veillera à ne pas obérer l'avenir : les emplois qu'il offre doivent créer des richesses et/ou du bien-être pour le court et le long terme, l'immédiat et l'avenir (éducation-formation, santé publique, entretien et réhabilitation du patrimoine…amélioration des services publics…). Faire pression sur le gouvernement de transition pour détruire les activités de sous-traitance est un non sens économique à mon avis et son impact sur la croissance économique risque d'être négatif. Avoir pris en otage des entreprises publiques sur ce sujet,constitue un recul. Nos entreprises sont appelées plutôt à accroître la productivité et leur compétitivité pour faire face à la compétition régionale et internationale. Si le pouvoir d'achat des travailleurs à faible salaire doit s'améliorer pour assurer le maintien du pouvoir d'achat, la négociation sociale (demandée ? par la centrale syndicale) est appelée à se focaliser sur la création des emplois et la croissance de l'économie, d'autant que notre environnement est plutôt difficile, la demande d'emploi aggravée par le retour de milliers de nos citoyens de Libye et l'approche de l'arrivée de nouveaux jeunes diplômés sur le marché. Le gouvernement pourrait prendre une mesure d'équité fiscale qui augmenterait les revenus modestes en abaissant le taux d'imposition de 15 à 5% pour la tranche de revenu annuel de 1.500 à 5.000 dinars, mesure favorable à la grande majorité de salariés (hors les smigards) qui augmentera leur revenu par la diminution de la retenue à la source. Le gouvernement provisoire ne peut se permettre d'augmenter la charge du fonctionnement de l'Etat, en dehors de la gestion de l'état d'urgence, et du soutien des activités porteuses et ouvertes sur l'avenir (éducation, santé, efficacité des services publics….) et veut consacrer, comme il le déclare, le plus gros des ressources au rattrapage des régions défavorisées, pour l'amélioration des services à la population, l'entretien, la réhabilitation et le développement du patrimoine national qu'elles recèlent. Les gouvernorats du Centre-Ouest, du Sud-Ouest et du Nord-Ouest ont tant de projets de réhabilitation, d'entretien dans l'agriculture et dans les infrastructures en attente de financement. Ces projets sont générateurs d'emplois de niveaux variés. Les projets d'infrastructure importants déjà identifiés dans ces régions sont aussi en attente de financement. Voila l'urgence ! L'état d'urgence décrété jusqu'au 24 juillet requiert d'agir efficacement pour assurer l'ordre public, les libertés recouvrées et leur expression pacifique, la poursuite et le développement des activités économiques et sociales; il y va de notre transition sereine à la démocratie. L'union autour de notre drapeau, de notre hymne national qui est l'emblème de la révolution doit prévaloir pour sa réussite.