Le pari de l'islam de faire son entrée sur la scène de notre monde moderne est-il voué à l'échec ? Y a-t-il dans ce pari quelque chose qui excède les forces constitutives de cette religion, de sorte que, malgré toutes sortes de contorsions, si l'on peut oser cette expression hardie, l'islam demeure dans une perpétuelle tentative de modernisation ? C'est vers cette hypothèse que nous pousse le nouveau livre de Hamadi Redissi, La tragédie de l'islam moderne. Une tragédie, dit-il, qui est née le jour où Napoléon a débarqué en Egypte : «Ce fut en 1798, précisément le 1er juillet, c'est-à-dire le jour où Napoléon Bonaparte accosta sur les rivages d'Alexandrie». C'est en effet à partir de ce jour que l'islam a cessé d'être cette instance incontestée qui «évalue, surévalue et dévalue». Face à lui se dressait une instance nouvelle, qui déployait les arguments de sa puissance dominatrice. Cette tragédie, nous révèle l'auteur, a un nœud : c'est «l'absence d'autorité arbitrale». Il y a comme une perte de point d'appui, qui se traduit par la recherche éperdue de nouvelles formes de modernité… Formes nouvelles qui sont rejetées aussitôt qu'elles sont proposées, par incapacité de réaliser l'unité : «L'islam moderne n'a pas de protocole de validation pour homologuer ses prétentions à dire et à faire du nouveau». Il peut bien s'ouvrir, par ailleurs, à la rationalité : c'est beaucoup plus dans une logique de refus de la reddition que de parti-pris en faveur de la raison… D'où cette attitude qui consiste à faire le tri, dans ce monde moderne issu de la révolution copernicienne, entre les «bonnes» et les «mauvaises» valeurs… Puis de déclarer que les bonnes ont toujours fait partie de l'islam. Cela fait dire à l'auteur que, en définitive, l'islam «joue des rôles de composition à sa mesure». Le lecteur que rebute une analyse qui ne s'embarrasse d'aucun ménagement à l'égard des traditions religieuses ne doit pas lire le livre de Hamadi Redissi : pas plus celui-là que les précédents, sans doute. A moins qu'il ait décidé de mettre à l'épreuve sa tolérance à l'égard de la critique religieuse. L'autre lecteur, lui, éprouvera certainement la satisfaction de retrouver dans ce texte, pas si long tout compte fait, un condensé des arguments qui, depuis l'expédition napoléonienne en Egypte, marquent cette volonté – désespérée pour l'auteur – de se frayer un chemin vers la modernité. Comme celui que s'échangent le Libanais Farah Anton et l'Egyptien Muhammad Abduh, et dont la teneur garde pour nous une actualité rien moins que brûlante. En particulier lorsqu'il s'agit de cette «fraternité générale entre hommes libres» qui «implique le droit de douter de la lettre de la religion, voire le droit à l'athéisme»… La question de l'athéisme est en effet cruciale dans la façon qu'a l'islam de passer l'épreuve de la modernité : est-il capable de le tolérer autrement que par esprit de subterfuge ? Et sans basculer dans une forme, si intériorisée soit-elle, de violence ? Les conclusions de l'auteur lui appartiennent et il n'est pas nécessaire d'avoir sur la question de la modernisation de l'islam cette vision pessimiste ou tragique que développe le livre. C'est Lao Tseu qui disait de l'échec qu'il est le fondement de la réussite… Il l'est sans doute quand il a mûri, or il y a lieu de penser que, en l'occurrence, ce n'est pas toujours le cas. L'ère des tentatives désespérées n'est pas achevée. Mais elle le sera un jour !