Par Raouf SEDDIK Cela fait déjà quelque temps que les observateurs politiques s'interrogent sur la nature précise du discours du parti Ennahdha. Selon qu'il s'agit de l'un ou l'autre de ses représentants, l'impression ressentie n'est pas toujours la même. Or on peut soupçonner ce parti de pratiquer une forme de duplicité de langage. Mais on peut aussi considérer qu' étant donné la diversité intellectuelle et culturelle de sa base potentielle, ce parti peut difficilement échapper à la nécessité d'une certaine diversification de son discours. On peut aussi, dans le même esprit, considérer que cela est de bonne guerre de faire ainsi preuve de souplesse rhétorique pour, si l'on comprend bien, prévenir la levée de boucliers de la part de l'élite moderniste tout en préservant les conditions psychologiques de l'adhésion d'une catégorie de la population qui, dans l'état actuel des choses en tout cas, est plutôt anti-moderniste. Une telle attitude est même très utile, jugera-t-on, en ce qu'elle évite que les éléments les plus fragiles parmi les sympathisants soient récupérés par des mouvements plus ou moins incontrôlables, qui les accueilleront dans leur giron et les utiliseront pour augmenter grâce à eux leur pouvoir de nuisance. En leur offrant une structure d'encadrement, on les préserve d'un tel risque et on les maintient dans un espace où l'échange demeure possible en vue d'une évolution intellectuelle salutaire. Et, bien sûr, cela suppose que l'on développe dans la façon de leur parler un discours qui corresponde dans une certaine mesure à leurs attentes ou qui, du moins, ne rompe pas de façon trop tranchée avec des positions en principe radicalistes : cela relève des «contorsions» auxquelles le travail politique peut avoir à se soumettre dans certaines circonstances. Le problème est que, à supposer que l'on soit effectivement en présence de «contorsions» rhétoriques, ces dernières ne sont pas sans risques. Risques de complaisance, par exemple, à l'égard de certains agissements. C'est ce risque qui est dans les esprits en ce moment chez des acteurs politiques qui, jusque-là, observaient à l'égard du parti Ennahdha une sorte de bienveillante neutralité. A force de vouloir ménager sa base, on finit donc par jeter le trouble et, d'une façon générale, on donne raison à ceux qui cultivent le soupçon selon lequel il y a comme une sorte de fourberie dans la démarche de ce parti. On observe en tout cas que certains partis dits «démocratiques» prennent assez franchement leurs distances à l'égard de ce parti religieux, dont ils n'hésitaient pas à rappeler, il y a peu, qu'ils l'avaient soutenu dans la période sombre de la dictature. De leur point de vue, une certaine timidité dans la façon de se démarquer du phénomène de violence observée chez certains islamistes ne peut être interprétée que de ces deux manières : soit qu'il s'agisse d'une faiblesse politique, une incapacité à assumer dans les moments plus ou moins critiques des choix démocratiques pourtant revendiqués et affichés, soit qu'il s'agisse d'une manœuvre électoraliste qui sait faire taire les exigences de l'esprit démocratique dès lors qu'il est question de s'assurer le maximum de voix pour le jour J… Soit qu'il s'agisse des deux en même temps ! Mais il faut que le parti Ennahdha sache que la parade contre une telle dérive existe. Si, par mauvais calcul, il cède sur le terrain d'un islamisme qui investit courageusement l'option démocratique et qui est prêt à y apporter sa contribution positive, les partis «démocratiques» sont prêts à occuper le terrain et à répondre à tous ceux, parmi nos concitoyens, qui éprouvent le besoin d'affirmer leur héritage islamique sans être disposés à transiger avec les exigences démocratiques. Si l'on en juge par le seul signe de la femme qui porte le voile, il est avéré qu'elles sont présentes dans ces partis-là et que, si cette présence de la sensibilité religieuse existe, elle peut aussi se renforcer dans la période à venir. Il est certain, toutefois — et il s'agit de ne pas l'oublier — que le parti islamiste doit avoir le souci de marquer sa différence par rapport à ses tentations extrémistes dans un langage qui lui soit propre. Il ne faut pas attendre de lui qu'il condamne les extrémistes dans ses rangs ou en dehors de ses rangs en puisant dans les arguments de la rhétorique existante et qui est d'inspiration laïque ou ultra-laïque. Il est clair que, en tant que mouvement qui se réclame d'une pensée religieuse, et dans la mesure où il y a pour lui une obligation d'être cohérent avec certaines valeurs qui prennent racine dans la prédication islamique, le parti Ennahdha ne peut pas se contenter de pratiquer une politique de condamnation et d'exclusion bruyante. La porte doit, dans cet esprit, rester ouverte pour tous ceux qui seraient disposés à reconsidérer leurs choix et leur conduite politique. Et cela, on peut le comprendre, dicte une approche douce… Douce, mais ferme ! Or la fermeté est-elle réellement au rendez-vous ? Nous revenons ici au risque évoqué : n'est-il pas possible que, au nom de la nécessaire douceur de l'approche dans la façon de traiter avec les manifestations de l'extrémisme, l'on glisse insensiblement dans une complaisance, puis dans des calculs politiques qui encouragent cette complaisance au point d'en faire une donnée essentielle dans le cadre d'une stratégie de conquête du pouvoir?… Si c'est le cas, les autres partis sont en droit, et ont même le devoir, d'aller chasser sur le terrain de l'islamisme démocratique – clairement démocratique !