Par Khaled El Manoubi Disons-le d'entrée de jeu : la Constitution de 1959 — sans même parler de ses révisions ultérieures — est foncièrement illégitime. Cette Constitution est née par une mécanique d'horlogerie savamment orchestrée, côté français, par la France et, côté tunisien, par Bourguiba et Ben Salah. Voici ce que disent les faits. Une fois les conventions de l'autonomie interne ratifiées en septembre 1955, Bourguiba fit le forcing sur le Premier ministre Ben Ammar et le Bey Lamine pour arracher en décembre la publication d'un décret par lequel le souverain convoque une Constituante et, surtout, s'engage à promulguer la Constitution adoptée par cette dernière. Cette Constituante est élue au mois de mars au moment même de la proclamation de l'indépendance. Mais ces élections ne sont pas valables non pas pour motif de bourrage des urnes, mais parce que le secrétariat général de Ben Youssef, sans doute majoritaire, a été exclu du scrutin. En effet, le gouvernement dominé par le bureau politique ainsi que ce dernier pourchassent les militants youssefistes et l'armée française traque dès la fin de 1954 les fellagas ralliés à Ben Youssef. La Constituante, élue en mars, se réunit donc après le 20 mars pour affirmer trois points : l'Islam comme religion de l'Etat, l'arabe comme langue de ce dernier et, surtout, l'indépendance et la liberté de ce même Etat. On notera que le mot royaume n'a pas été utilisé pour désigner ce même Etat. En clair : la France n'est plus tenue de protéger la dynastie husseïnite conformément au traité du Bardo de sorte que le Bey se trouve bel et bien à la merci de Bourguiba. Celui-ci doit alors éviter que la Constituante adopte la monarchie constitutionnelle pour laquelle penche beaucoup de députés et, une fois la République proclamée, faire en sorte que le régime soit taillé à sa mesure. Bourguiba trouve alors en Ben Salah un vrai délégué politique à la Constituante: ce dernier est en effet chargé de présider la commission de la Constitution groupant les présidents de toutes les autres commissions et lui-même en tant que président en chef. La commission de la Constitution eut d'emblée pour tâche de s'activer selon le principe de la léthargie : il était en effet urgent d'attendre que le Premier ministre Bourguiba finisse de constituer une police, une garde nationale et une armée, toutes à sa dévotion et non à celle du chef de l'Etat. Et ce n'est que le 25 juillet 1957, c'est-à-dire seize mois après les élections de la Constituante, que celle-ci fit parler d'elle pour proclamer la République et pour désigner Bourguiba pour la présidence de la République. Ensuite, Bourguiba fera de nouveau patienter la Constituante presque deux ans encore, le temps pour lui d'en finir avec la guerre civile et d'attendre pour obtenir l'évacuation de l'armée française sans laquelle il n'est pas certain que l'étouffement du youssefisme soit obtenu. Et c'est seulement en quelques semaines qu'il fit adopter, plus de trois ans après les élections, la Constitution. Et dire que certaines voix s'élèvent aujourd'hui — parmi lesquelles on retrouve celle de Ben Salah — pour demander la rédaction en quelques semaines par des experts — certainement étrangers à la jeunesse qui a fait la révolution — d'une Constitution — certains ajoutent même que des retouches à la Constitution de 1959 suffisent à cet égard — à proposer au peuple par référendum ! Mais évoquer la Constitution de 1959 — honteusement révisée pour la présidence à vie du despote et par le référendum vicié de 2002 — devrait inciter à revenir au Pacte fondamental et à la Constitution de 1861, le "destour" octroyé par Sadok Bey. Les destouriens dans toutes leurs moutures — archéo, néo, PSD, RCD — sont tributaires dans leur crédo politique de cette Constitution. En effet, le parti du Destour a trouvé sa justification dans l'ordre constitutionnel dans la consultation de Weiss et de Barthélémy de juillet 1921 puisque les deux jurisconsultes affirment que "cette Constitution n'a certes pas été fidèlement observée. Mais une Constitution n'est pas abrogée parce qu'elle est violée. Elle conserve, en dépit des outrages, son intégrité juridique". Le viol mentionné ici a été perpétré par Sadok Bey qui l'a octroyée. Et les jurisconsultes d'ajouter : "Les réformes constitutionnelles n'étant pas prévues par cette énumération (il s'agit ici des réformes prévues par la Convention de 1883, KEM) resteraient complètement libres" de sorte que le Bey, en accord avec la France, peut et doit les faire sans violer le régime du protectorat. En toute logique, par conséquent, les destouriens auraient dû œuvrer pour une monarchie constitutionnelle. En fait, les destouriens n'ont pas préféré en 1957 la république à la monarchie, ils ont simplement défait un certain Etat de droit du protectorat au profit d'une déconfiture progressive des institutions et d'un détournement rapide et complet de l'institution électorale. Ben Salah penche, dans les émissions télévisées de ces dernières semaines, pour un Parlement groupant les révolutionnaires — désignés sans élections — et pour une Constitution rédigée par des experts — non élus — à soumettre au peuple par référendum. On doit convenir que ce dernier est toujours admis en droit constitutionnel pour ratifier une décision relevant de la loi. Mais il a pu mener au césarisme des deux Bonaparte et a effectivement interrompu la construction de l'Europe. A notre avis, le seul type de référendum indiscutable est le référendum qui sert à trancher une question claire : minarets ou pas minarets, usage ou non de drogue aidant à mettre fin à la vie, légalisation ou non des drogues douces, etc. Le plus curieux est que Ben Salah affirme qu'il a insisté pour que la Constituante élue en 1956 puisse avoir des prérogatives législatives et de contrôle du gouvernement. A notre avis, la question ne se pose pas : qui peut le plus — organiser l'ensemble des lois et des pouvoirs — peut le moins — édicter une loi ou juger un gouvernement. En fait, la Constituante n'a pas davantage contrôlé le gouvernement de Bourguiba d'abord Premier ministre puis président que ne l'ont fait les assemblées nationales ultérieures. Mais le plus important est ailleurs. En 1956, le peuple tunisien était en guerre civile, les youssefistes ont été exclus des élections de la Constituante et l'analphabétisme était la règle. Par contre, en 2011, les Tunisiens ne connaissent pas de guerre civile — du moins pas encore ! —; ils sont beaucoup moins analphabètes; et surtout leur jeunesse est en contact virtuel avec le monde démocratique. Si donc on a pu élire une Constituante avec pleins pouvoirs en 1956, on ne voit vraiment pas pourquoi on ne le ferait pas en 2011. Au surplus, le sort pitoyable fait à la souveraineté populaire nous met dans l'ignorance presque complète de l'opinion des Tunisiens. Il est grand temps que des élections dignes de ce nom permettent vraiment aux Tunisiens d'exprimer toutes leurs diversités, celles notamment d'ordre politique, générationnel, régional, etc. Certes, les médias sociaux permettent désormais de faire des espèces de référendums sur quantité de thèmes, mais rien ne vaut des élections par lesquelles l'on désigne les représentants d'une nation demeurée brimée jusqu'à la veille du 14 janvier. C'est pourquoi le jour de l'élection de la première Constituante digne de ce nom à la Tunisie, pourra être le jour de la naissance et du peuple et de la nation en Tunisie. En effet, tant que le peuple demeure au ban de l'Histoire, toute Constitution est vaine. Du reste, la Constitution la plus solide au monde n'est pas écrite : le peuple anglais la porte dans son âme.