Par Khaled TEBOURBI Bien du travail pour amener musiques et publics à plus de raison. Deux extrêmes s'opposent comme toujours. Deux certitudes stériles. D'une part «le monde» de la tradition, de l'autre celui de la mondialisation. La première certitude consiste à dire que la musique est, seulement, «vecteur de mémoire, porteuse d'enjeux culturels». Simplement dit, sans une musique bien à nous, nous perdrions notre identité. La seconde adopte, comme allant de soi, l'idée que les frontières identitaires n'existent plus, car les peuples sont irrévocablement attirés par les mêmes rythmes et les mêmes mélodies. La vérité est évidemment au juste milieu. Aucune musique au monde ne survit sans ancrage, sans ses savoirs anciens. Et nulle musique ne dure et perdure dans l'autarcie. L'art a, plus généralement, cette subtile ambivalence d'être à la fois intemporel et dépendant de l'évolution du temps. Intemporel, oui, car il ne progresse pas à la manière des sciences. Mieux : tel qu'en lui-même, il n'a pas tant besoin de progresser. Ce qui se passe dans le cheminement séculaire (millénaire) des arts, c'est que des imaginaires se substituent à d'autres. Il y en a eu, toujours, de meilleurs bien avant notre ère, et de pires au beau milieu de la contemporanéité. Dépendant du temps (le devinons-nous déjà), parce que des techniques nouvelles viennent en faciliter l'expression. La musique, par exemple, s'est beaucoup affinée avec les nouveaux procédés de fabrication instrumentale. Que dire aussi de l'apport de l'électronique et de l'informatique ? La composition va désormais plus vite, l'écriture est raccourcie ; même la création est facilitée. Unique constante : la substance, la valeur. Celle-là (faudra-t-il le répéter) n'a jamais été linéaire, chronologique. L'art ne progresse pas comme progressent des antibiotiques. Où est le bloquage ? Le travail à faire est-il de convaincre musiques et publics de ce juste milieu‑? Le moment de la synthèse est-il venu ? Sans doute, mais comment‑? La réalité musicale, aujourd'hui, est si tranchée, si divisée que l'on se demande, si cela vaut bien la peine de s'y essayer encore. Le bloquage (disons l'impasse) est comme suit, disons l'impasse‑: - Les adeptes du patrimoine (dont nous sommes, et nous en faisons l'aveu) prônent une sorte de «remise à plat», de «refonte en amont». Pour eux, la commercialisation musicale a tellement investi «la substance», «la valeur», qu'elle risque de la pervertir, sinon de la faire disparaître. Autrement dit, le modèle économique menace l'art de la musique. La refonte, la remise à plat, traduisent un sentiment (définitif) d'incompatibilité. Commerce et art sont comme par nature étrangers l'un à l'autre. A jamais dissociés. - Les jeunes générations «mondialistes», elles, se montrent surprises de ce «repli sur soi», de cette frilosité. Pour elles, au contraire, la mondialisation de la musique n'est pas absolument tributaire du commerce ou du marché. Elle est aussi échange : d'abord de cultures, de diversités, et ensuite (à titre de conséquence) de produits. Qui plus est — ajoute-t-on — le passé même de la musique témoigne de la nécessité de ces enrichissements mutuels. Qu'eût été Mozart sans emprunt à l'Orient ? Et Bartok, Kadaly, Stravinsky et Busono sans les influences «grégoriennes» et les inspirations modales? Qu'eût été la variété occidentale sans le raï et le rap, et le jazz sans ses sources africaines? Les dérives qui faussent tout Les deux thèses ont de solides arguments à faire valoir. Il suffit d'en convaincre les uns et les autres. A l'approche des premières «Journées musicales de Carthage», un rapprochement ne serait guère superflu. Loin s'en faudrait. Notre opinion? S'il y a malentendu, s'il y a même incompréhension, c'est qu'ici et là des dérapages faussent un peu le tout. Chez les «traditionalistes» le péché mignon est précisément, de confondre tradition et identité. La tradition est support. L'identité est apport. Le support de notre musique ce sont ses bases culturelles, esthétiques. L'apport pour notre identité ce sont ses strates et ses sédimentations historiques. Il n'y a pire sclérose pour un art que de coller à ses supports et ignorer ses apports. Que l'on songe à l'exemple actuel de la Rachidia : on ne s'y entend que de conservation d'un patrimoine, mais de ce qui peut, qui doit l'enrichir, le faire évoluer : point. C'est cela «déraper» en s'immobilisant. Chez «les mondialistes», la dérive (c'est bien le mot) est à l'exact contraire : au prétexte de s'ouvrir à tout, d'effacer les frontières, on se lance dans n'importe quoi n'importe où. On a souvenir de ce qui sumberga la France de Jack Lang dans les années 80. L'intelligentsia, le monde des arts, dénonçaient, on cite : «Ces rag, tag et autres onomatopées», «ce monde sans langage… ces choses vite dites… vite oubliées». L'euphorie du mezoued qui gagne nos villes suggère la même angoissante sensation. C'est la médiocrité reproduite à l'infini. Pis : c'est mis, désormais, sur le compte de l'innovation. Un peu plus et l'on «s'imputerait» à la mondialisation (!!) Tant que les musiques et les publics nouveaux n'auront pas mis de l'ordre dans leur mouvement, tant qu'ils n'auront pas constitué école, valeur, hiérarchie, ils n'en seront toujours qu'a «copier à l'envers» les apparatchiks de l'autre bord (les ultra conservateurs) : défendre un art sans vision, ni raison.