Par M'hamed JAIBI Au lendemain de la révolution du 14 janvier, un certain nombre d'expressions de la société civile avaient, à l'unisson d'un petit groupe de constitutionnalistes faisant autorité, lancé deux mots d'ordre qui ont fini par déterminer l'évolution et les choix du processus de transition tunisien. Le premier mot d'ordre se rapporte à la «nécessité d'une Constituante» pour concevoir une nouvelle Constitution. Le second étant le rejet du «régime présidentiel» au profit d'un «régime parlementaire». Aujourd'hui, alors que ces deux mots d'ordre se sont imposés comme des crédos et les charpentes de la future Constitution, nombreux sont les partis politiques, les expressions de la société civile, les politiciens, les militants des droits de l'Homme, les juristes, et notamment les constitutionnalistes, à renégocier cette voie et à contester l'option. La Tunisie s'apprête normalement à vivre, le 23 octobre, des élections en vue d'une Constituante qui s'érigerait en pouvoir constituant absolu, c'est-à-dire à la fois législatif et exécutif, sinon également judiciaire. Ce qui risque d'entrer d'emblée en contradiction avec l'idéal, professé par Montesquieu, d'une séparation des trois pouvoirs, ainsi qu'avec les idéaux de notre révolution populaire. Certes, une telle Constituante est en mesure de faire des choix de principe atténuant ce risque. Comme l'élection du président de la République au suffrage universel direct ou encore l'option d'un équilibre harmonieux entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, de même que le choix d'un pouvoir judiciaire à la fois indépendant et sainement contrôlé par le biais de contrepouvoirs démocratiques. Il n'en demeure pas moins que les prochaines élections en vue de l'Assemblée nationale constituante vont se dérouler sans que l'on se soit mis d'accord sur les bases essentielles sur lesquelles doit être bâti le nouveau régime politique du pays. Sachant que ledit «Pacte républicain», ou autre engagement solennel de l'ensemble de la classe politique, n'a toujours pas trouvé les voies du couronnement. Une Constituante qui prendrait place sans attache et sans ligne conductrice imprimée directement par la volonté explicite des électeurs, risque d'être une mosaïque d'élus, certes démocratiquement choisis, mais qui s'érigeraient en conscience d'un peuple qui n'aura en fait jamais arbitré les choix que devront faire les partis représentés en son sein. Se pose ici la très classique problématique de la démocratie électorale et du mandat des élus du peuple, lesquels acquièrent dès leur élection une autorité et un pouvoir sans limites et sans partage jusqu'au prochain rendez-vous électoral. Mais il n'est pas question, dans notre esprit, de mettre en cause ou d'affaiblir la légitimité d'une assemblée parlementaire élue au suffrage universel direct. Des théoriciens modernes ont tenté de répondre à ces préoccupations bien mieux que nous. Le fait est que, rompant avec le passé despotique, la Tunisie veut se doter d'une Constitution qui sache garder le cap de la modernité tout en évacuant le présidentialisme et la suprématie du pouvoir exécutif sur l'assemblée populaire, en garantissant les droits des minorités et en mettant en place des mécanismes de contre-pouvoir, de transparence et de bonne gouvernance qui soient le plus crédibles, efficaces et viables. Le risque d'élire une Assemblée constituante sans mandat explicite de la part des électeurs est évident. Cela pourrait, n'en déplaise à Dieu, déboucher sur une majorité favorable à un «khalifat» passéiste ou à l'instauration d'une dictature idéologique, peut-être même à la restauration du beylicat ou à la négation du droit positif issu de la volonté populaire. Nous sommes à la veille d'élections fondatrices d'une 2e République vouée à ancrer le peuple tunisien dans le socle des valeurs modernistes universelles que la Révolution des jeunes Tunisiens – celle de la liberté, de la dignité et de la démocratie – a appelées de ses vœux. Il serait criminel de laisser son destin à la merci de quelque coalition électorale, même si elle se trouve être ultra-majoritaire. Quel que soit le degré de transparence et de régularité du scrutin du 23 octobre, il est essentiel que le peuple tunisien dise directement et explicitement son mot sur les fondements de la future Constitution, et pas seulement sur ceux qui feront partie de la Constituante. Cela pourrait se faire en amont du travail de la Constituante grâce à un vote référendaire qui aurait lieu le jour même des élections et qui déterminerait la nature du régime, ses valeurs de référence et ses orientations essentielles. Un vote qui fixerait le socle de la nouvelle Constitution et en délimiterait les options fondamentales en autant de clauses constitutionnelles inamendables. Nous aurons ainsi garanti l'expression du pouvoir du peuple au détriment du risque de l'instauration d'une partitocratie parlementariste porteuse d'instabilité et d'aventure.