Par Khaled El Manoubi Comme nous l'avons montré dans notre article paru dans le journal La Presse du 24 mai 2011, la Constitution de 1959 est foncièrement illégitime pour quatre raisons fondamentales : action synchronisée de la France de lâchage de la dynastie husseinite ;participation active de la France, notamment par son armée, dans la répression du youssefisme ; mise à l'écart du secrétaire général par le gouvernement dominé par le bureau politique et donc son éloignement des élections de la Constituante ; enfin le pays était en proie à la guerre civile. Aussi les conditions essentielles de paix civile et d'autonomie réelle pour qu'un peuple se dote d'une loi fondamentale acceptée par tous n'étaient-elles point réunies. Cette illégitimité originelle a été singulièrement aggravée par le bourrage systématique des urnes à l'occasion de toutes les consultations ultérieures, par la présidence à vie de Bourguiba, par le coup d'Etat médical de Ben Ali et par le viol répété perpétré par ce dernier à l'encontre de la limitation des mandats. Naturellement, la séparation des pouvoirs était inexistante et les élections ont toujours été une farce. Il est alors pour le moins étonnant que bon nombre de nos constitutionnalistes — lesquels ont souvent participé à l'élaboration des réformes constitutionnelles et aux observatoires «neutres» des élections — se muent, à la faveur du 14 janvier, en bricoleurs de continuité constitutionnelle, comme si on avait bien du respect pour la Constitution. Certes, la Constitution de 1959 a représenté, jusqu'au 14 janvier, une certaine légalité, mais elle était manifestement aux antipodes de la légitimité. Au surplus, la discontinuité constitutionnelle a bien eu lieu dès avant la fuite même du dictateur dans l'après-midi du 14 janvier. En effet, Ghannouchi s'est présenté en début de soirée à la télévision comme président en vertu d'une délégation de pouvoir selon l'article 56. Mais dans la matinée du lendemain, le Conseil constitutionnel — fondamentalement illégitime — décide qu'il ya eu fuite et donc vacance du pouvoir selon l'article 57. Il en découle que, en termes de juridiction de fait, Ghannouchi était bel et bien président jusqu'à la prestation de serment de Mebazaâ au milieu de la journée du 15. A partir de quand ? A partir de son apparition à la télévision le 14 au plus tard. Mais que s'était-il passé avant, c'est-à-dire dès le moment où Ben Ali a été plus au moins contraint de quitter le pays. Il semble — mais ce ne sont pour l'heure que des suppositions — que l'un au moins des généraux Sériati et Ammar ait eu la haute main dans le pays pendant quelques moments. L'un d'eux au moins, sinon les deux successivement, a donc été président selon la juridiction de fait durant quelques heures ou quelques minutes : on ne badine pas avec la continuité de l'Etat. Ces considérations ne sont pas que des spéculations : elles ont un intérêt pour la révolution et pour le droit. En tout état de cause, la Constitution de 1959 a cessé, dès la mi-journée du 14 janvier, d'être légale. Et même si Mebazaâ a été déclaré président en vertu de l'article 57, il est devenu rapidement clair que les révolutionnaires ne voulaient plus d'élections présidentielles selon la Constitution de 1959. Et le 16 mars au plus tard, la légalité de la Constitution de 1959 était non seulement fortement contestée mais s'était trouvée tout bonnement éteinte. Que lui succéda-t-il ? Ce fut alors la légitimité révolutionnaire qui s'imposa au pays : tous les pouvoirs seront alors régis par cette légitimité, justice militaire comprise. Et cette même légitimité engendra une nouvelle juridiction de fait dans l'attente des élections de la Constituante. Au plan de la légitimité, tous les pouvoirs sont désormais issus de la rue. Il faut rappeler à cet égard que la légalité illégitime a confisqué la rue depuis un demi-siècle alors que le droit de manifester pacifiquement constitue un droit inaliénable et tout à fait essentiel. Le peuple ne doit donc jamais plus céder à la rue. Bien sûr qu'il peut y avoir des casseurs. Bien sûr que les contre-révolutionnaires peuvent inventer des casseurs ou même des tueurs — le pouvoir syrien à dépassé ces jours-ci le mur du son à cet égard — pour les besoins de leur sinistre cause, mais reprendre la rue au peuple consacre la victoire de la contre-révolution. Et au plan de la légalité correspondant à la juridiction du fait révolutionnaire, c'est l'instance de sauvegarde de la révolution qui est la pierre angulaire du processus de la transition démocratique. Appeler à la dissolution de cette instance, c'est appeler à la défaite de la révolution. Et la victoire de celle-ci ne peut être obtenue que le jour où une Constituante avec pleins pouvoirs se trouvera régulièrement élue. Alors, et alors seulement, légitimité et légalité coïncideront en Tunisie depuis que l'on a commencé à y parler, au milieu du dix-neuvième siècle, de Constitution. De fait, la Tunisie n'a pas connu et ne connaîtra pas de début de démocratie avant le jour des élections telles que voulues par les révolutionnaires et leur instance. Aussi, n'y a-t-il jamais eu, depuis l'autonomie interne, de comptage électoral valable : parler de minorité, de majorité, et davantage encore de majorité silencieuse, relève, aujourd'hui encore, du canular. Ce qui est vrai, c'est que si les révolutionnaires agissent à visage découvert, les contre-révolutionnaires, par contre, ont la préférence pour les procédés non avouables. Et si la campagne électorale implique que la parole soit donnée à tous, il n'y aura point de démocratie si l'on s'écarte de l'agenda des révolutionnaires.