Depuis la révolution, la culture du doute s'exprime librement dans notre pays et elle touche aussi le domaine des statistiques et des chiffres. Une lecture critique des chiffres est toujours nécessaire mais à en faire trop, on risque des remises en cause inutiles et contre-productives. En économie, pour compter de manière acceptable et reconnue, il faut conceptualiser. Sachons être alors pédagogiques dans une période transitoire très délicate car la remise en cause systématique des indicateurs économiques risque de compromettre la fiabilité de la politique économique et peut la mettre sur de fausses pistes. Depuis la révolution, nous avons eu essentiellement deux polémiques sur les statistiques économiques : Une polémique sur les "vrais chiffres du chômage" s'est développée au lendemain de la révolution. On a eu ainsi une panoplie de chiffres de chômage avec des confusions parfois inquiétantes, surtout lorsque celles-ci viennent d'universitaires. Officiellement, le taux de chômage tunisien se situe aux alentours de 13%; mais selon les critiques, ce chiffre refléterait surtout une volonté politique de faire baisser le chômage de façon artificielle. Il n'est pas exclu, ni étonnant, que ces statistiques aient été manipulées avant la révolution, mais il ne faut pas qu'elles soient exagérées après. Dans cet ordre d'idées, le ministre des Affaires sociales mais aussi de nombreux experts affirment que le nombre des personnes en âge de travailler, et qui pourtant sont hors emploi, dépasserait les 20% de la population active tunisienne. A l'inverse, l'hypothèse d'un taux de chômage inférieur à 10% n'est pas moins réaliste non plus si on prend en compte ce que j'appellerai "les emplois invisibles". En effet, ce qui manque à notre équation du chômage est le nombre d'emplois non déclarés aussi bien sur le marché parallèle que sur le marché officiel. Nous ne disposons pas de statistiques fiables à ce niveau, mais il est fort probable que le chiffre soit très élevé. Précisons que quel que soit le niveau de développement d'un pays, il existe toujours un biais dans les statistiques du chômage et l'explication à cela réside dans la différence des définitions et des méthodes appliquées. Le niveau de chômage varie et évolue suivant la définition qu'on donne du "chômeur". La seconde polémique s'est révélée il y a quelques jours lorsque le ministre des Affaires sociales, en se basant sur une méthode visiblement peu scientifique, a déclaré que le taux de pauvreté est de l'ordre de 24,7% au lieu de 3,8%. La pauvreté on le sait est un sujet où le consensus, en particulier, sur la définition et la méthodologie est difficile à obtenir. Faut-il définir qu'est-ce que être pauvre en Tunisie ? Pour se faire une idée, nous avons tenté de comparer quelques chiffres de la pauvreté dans notre pays. Curieusement, les chiffres vont de 2,6% (pour l'indice multidimensionnel de la pauvreté élaboré par l'université d'Oxford pour le compte des Nations unies) à 24,7% (chiffre des affaires sociales). Le graphique ci-dessous illustre les disparités entre les différentes méthodes dans l'indication d'un taux de pauvreté. Les barres d'histogramme sous lesquelles figurent les valeurs de 1,25$ et 2$ indiquent respectivement le taux de personnes percevant moins de 1,25$ et moins de 2$ par jour. Taux de pauvreté en Tunisie selon différentes définitions En définitive, ces polémiques autour des statistiques économiques auront le mérite de provoquer un débat que nous souhaitons constructif. En effet, le chômage et la pauvreté représentent des fardeaux et des calamités contre lesquelles nous devons sans cesse lutter. Il est donc de notre devoir de défendre un travail de fond et de nous mettre d'accord sur une définition et une méthode commune afin de mettre en œuvre les politiques économiques adéquates au service de l'emploi et de la lutte contre la pauvreté. Il est inutile d'utiliser les statistiques à titre de propagande parce qu'au final, ceux qui tentent d'influencer l'opinion publique par les chiffres surestiment leur influence, au même titre que ceux qui dénoncent leur pouvoir de manipulation. Le mieux est de disposer d'indicateurs qui collent au mieux à la réalité de notre société. Tout ceci doit inciter à une grande prudence et une pédagogie dans l'interprétation des statistiques!