Ils étaient devenus une denrée si rare que, lorsqu'on les croise ces derniers temps, on a envie de les toucher, de les photographier, de se faire prendre en photo avec eux. Eux, ce sont les touristes qui, un semestre durant, avaient complètement déserté les hôtels, les plages, les musées et les commerces de notre pays qui passait par les turbulences du «dégagement» de la voie sur le chemin de la démocratie. On nous disait qu'une fois l'ordre républicain établi (car il ne l'a jamais été jusqu'ici), ils reviendront plus nombreux, plus riches et plus sympathiques qu'ils ne l'avaient jamais été jusque-là. Cette promesse nous réconfortait à défaut de nous satisfaire et on a pris notre mal en patience en attendant des jours meilleurs. Et puis voilà que les quais depuis longtemps désertés du port des croisières de La Goulette accueillaient au petit matin d'un jour du mois dernier un gros paquebot à ras-bord rempli de touristes bardés d'appareils photographiques et de toutes sortes d'accessoires pour un séjour de … quatre petites heures avant de repartir. Un petit tour dans les souks et à Sidi Bou Saïd et puis s'en vont. Ce n'est pas avec cela que nous allons renouer avec la prospérité mais, optimistes indécrottables, on se disait que c'étaient les signes avant-coureur de la reprise; que, décidément, oui, ils avaient de la sympathie pour nous, ces visiteurs qui se font photographier devant les rares chars encore en place pour montrer par la suite autour d'eux, une fois revenus au pays, que l'ordre, un ordre bonhomme, règne chez nous, qu'on peut y aller en toute confiance. Cela faisait chaud au cœur, même si c'est par temps de canicule. La canicule, justement, parlons-en. Elle a choisi pour sévir le mois de Ramadan. Ce n'est pas fait exprès, mais c'est comme ça. Alors, il faut les voir, ces pauvres touristes, surtout lorsqu'ils sont de retour du circuit des souks. Ils échouent sur l'avenue Bourguiba défaits, cramoisis, l'air hagard des pauvres bêtes perdues, seule leur langue ne pend pas sur leur bajoue. Et pourtant il y aurait de quoi. C'est que ces braves gens, dont nous pensons logiquement qu'ils avaient été dûment avertis qu'on était en période de jeûne et que, de ce fait, croyant ou non, pratiquant ou non, en bonne santé ou non, tout le monde est censé l'observer. Alors, tout commerce lié à la restauration : restaurants, gargotes, cafés (ne parlons pas des bars), tout doit rester fermé jusqu'à la rupture du jeûne. Et tant pis si ces pauvres bougres, à cette heure-là, auront repris la mer depuis longtemps, qu'ils auront dépensé à bord en rafraîchissements et autres amuse-gueules les précieux euros qu'ils auraient avec délectation dépensé chez nous pour mieux supporter la canicule. Ce n'est pas notre problème à nous, pays arabo-musulman, terre de tolérance, comme toute la planète sait. D'ailleurs, l'autorité religieuse suprême du pays, le Mufti soi-même, a déclaré que, pour respecter les libertés de tout le monde, il valait mieux fermer cafés et restaurants durant ce mois saint! Respect des libertés Nous disions donc que tout le monde était très content de voir revenir les touristes, même en très petit nombre, même pour un séjour-éclair. Car, pour qui sait y faire, même avec cela, on peut faire beaucoup. Le tourisme est l'art d'inciter à la dépense à chaque pas, à chaque instant. Il y a deux ans, en pareille période, dans une réflexion fort enveloppée (c'était le seul moyen de faire passer la pilule) je citai l'exemple de ce point de fast food alors installé au coin de la rue de notre journal et de l'avenue Bourguiba et qui, la première dizaine de jours de Ramadan, était resté fermé. Par on ne sait quelle décision, il a un jour ouvert ses portes. Il fallait voir alors les queues qui se formaient devant ce commerce par des touristes affamés et, surtout, assoiffés. Ils se faisaient servir sandwiches et rafraîchissements. Il en était ainsi chaque jour jusqu'en début d'après-midi, moment du retour au paquebot ou dans les hôtels après excursion. Et moi d'essayer d'imaginer les recettes —en devises— qu'en tirait le pays et dont il avait été privé pendant une dizaine de jours pour ce seul point de vente. Faute de place dans ce local exigu, les touristes allaient s'asseoir sur les marches de l'hôtel, en face pour consommer leur collation. C'était dégradant. Pour le pays, pas pour les touristes qui n'en pouvaient mais… A-t-on idée de claironner à coups de slogans qu'on est l'hospitalité même pour réserver à ses hôtes un tel traitement ? D'ailleurs, par une décision toute aussi mystérieuse que celle qui l'a fait ouvrir, le fast food fermait ses portes une semaine après. J'avais salué trop tôt cet acte de clairvoyance.