Par Khemaïs FRINI «Les mouvements politiques ne reposent pas sur des attitudes rationnelles mais sur des représentations, des images, des mots, des archétypes…» (Milan Kundera) La réalité post-révolutionnaire que nous vivons depuis près de 8 mois le prouve. Tout est question de représentation, de communication et parfois même de fantasmes révolutionnaires. Il nous a été très réconfortant de voir se réaliser, grâce aux sacrifices consentis par nos martyrs, le printemps démocratique et révolutionnaire dont on a rêvé depuis 23 ans. La révolution tunisienne n'est ni bolchévique, ni islamiste, elle est démocratique, moderniste faite spontanément et sans leadership par des jeunes gens instruits, la plupart d'entre eux en panne d'emploi. Ethique sociale Dès lors tous ces jeunes diplômés, ces déshérités, les chômeurs et tous ceux qui ont contribué au succès de la révolution aspirent légitimement à un mieux-être pour mieux faire dans la dignité et le respect des institutions. Comment y parviendront-ils ? Force est de reconnaître que le gouvernement de transition a bien réfléchi sur des mesures appropriées pour répondre aux attentes des jeunes et des régions; des mesures à court et moyen terme. Mais une course effrénée des revendications sociales et corporatistes empêchent d'aboutir à des résultats à la hauteur des attentes. L'individualisme de certains prend le pas sur l'entraide et la solidarité. Certes l'éthique révolutionnaire c'est-à-dire la dignité et la recherche d'une meilleure relation sociale doit être respectée au niveau du management des entreprises. C'est la responsabilité sociale de celles-ci d'instaurer un nouveau modèle de management qui ne soit pas autoritaire, méprisant et dominateur et en contradiction avec les règles élémentaires de l'éthique. Cela s'acquiert cependant par les moyens démocratiques et le dialogue. Mais au niveau des corporations et certains ordres il est difficile d'admettre les tentatives de court-circuiter les instances législatives futures qui seront mises en place démocratiquement dans le but de s'octroyer des avantages et des passe-droits profitant d'un rapport de force virtuellement favorable. Cela est contraire à l'éthique citoyenne. Par ailleurs, l'économie secouée par tant de perturbations et de casses ne peut supporter longtemps une surenchère sociale et syndicale qui gagnerait à être reportée pour plus tard. Même quand on a la fibre sociale, il est des situations que l'on se doit de désavouer voire dénoncer. On pouvait craindre deux situations provenant de forces opposées : d'abord une rémanence de l'ancien régime qui devient, Dieu merci, de moins en moins probable même si elle était exacerbée par des tentatives d'exclusion, politiquement et stratégiquement maladroites. L'autre crainte est que la révolution ne dévie de ses objectifs initiaux, à savoir la justice sociale et la démocratie. On appréhende en effet qu'elle ne soit déviée par l'intransigeance, le jusqu'auboutisme, l'extrémisme, l'intolérance religieuse, la surenchère syndicale et l'esprit corporatiste au détriment de l'intérêt général. On avait peur également et à juste titre pour notre économie qui, fragilisée, ne pourra procurer les moyens de lutte contre le chômage et les inégalités. Dès lors le cercle vertueux risque de se refermer sur nous et il sera bien trop tard de s'en sortir à si bon compte. Quand l'économie est en récession pendant plus des deux tiers de l'année on ne voit vraiment pas comment s'en sortir sans prendre certaines dispositions courageuses comme un moratoire de deux ans avec les syndicats. Après les améliorations consenties par les autorités au niveau des salaires, ce moratoire est sûrement possible et ne se contredit pas avec les intérêts des travailleurs. C'est aussi une bonne occasion pour prouver, s'il en était besoin, la référence patriotique des syndicats. Cette référence une fois bien établie favorisera une meilleure représentativité nationale et internationale de ces structures. Franchement ce n'est rien demander eu égard aux sacrifices que d'autres Tunisiens sont en train de consentir pour sauver l'intégrité de notre territoire Et puis, somme toute, la centrale syndicale avait bien accordé à l'ancien régime un moratoire de 23 ans période pendant laquelle nous n'avons enregistré aucune journée de grève ou presque. Quant aux sit-in ils sont tout simplement anticonstitutionnels. Il faut avoir le courage de le rappeler. Ethique, religion et politique L'Etat démocratique ne peut l'être que s'il respecte toutes les religions et autorise leurs membres à assurer leur culte dans l'ordre et la liberté. La «querelle» sur la laïcité est stérile et doit être abandonnée car elle est due à une incompréhension des choses. La laïcité n'étant pas l'athéisme, elle s'applique à un système d'organisation politique, alors que celui-ci concerne les individus. L'Islam, dans la mesure où il autorise la pratique des autres croyances, répond en fait et implicitement aux exigences de la laïcité. Le Prophète lui-même avait composé avec les juifs de Yathreb et une délégation de ses compagnons était reçue par l'empereur chrétien d'Ethiopie. Les valeurs de L'Islam n'excluent pas les valeurs universelles des droits de l'homme et la foi y est strictement personnelle. L'Islam est une œuvre divine, la République une œuvre humaine. Vouloir politiser l'Islam est réducteur pour cette belle religion. Au niveau politique c'est carrément le flou artistique. Les déséquilibres entre les forces vives de la nation, l'absence de dialogue entre elles et le peuple, le manque de clarté quant aux conditions du déroulement de la transition démocratique sont de plus en plus inquiétants. Les partis politiques doivent appeler à l'entente nationale, à la concorde, au travail. Il est certain que la vigilance est requise tant que l'on ne s'est pas débarrassé des séquelles de l'ancien régime. Néanmoins le temps est un facteur essentiel pour mener à bon port cette œuvre salutaire. Celle-ci comprendra en premier lieu l'indépendance de la justice chère à tous les Tunisiens. Mais sans nous faire d'illusions, ce travail ne peut se faire à coups de manifs ou de sit-in mais doit être relayé par les prochains parlement et gouvernement élus . Il exigera des années et devra être réfléchi et sans précipitation . Ce qui est requis en attendant, c'est déjà l'indépendance du juge. Pour cela on peut être optimiste car les hommes d'honneur existent bel et bien dans le corps de la magistrature qui représente un des piliers fondamentaux de la République. D'autres priorités s'imposent telles que la consolidation de la liberté d'expression et d'opinion. Toutes les prises de position quelles qu'elles soient doivent être permises mais dans le cadre éthique et dans le respect de la mémoire de nos leaders et nos martyrs morts les uns pour l'indépendance, les autres pour la liberté. L'éthique politique et managériale requiert dans ces moments difficiles que traverse le pays une élévation de l'esprit et du cœur. Elle impose à nos politiciens de rappeler que la liberté n'est pas licence et qu'elle ne peut être limitée que par la liberté ( d'autrui) et non point par quelque sacralité que ce soit Par ailleurs, on ne peut parler d'éthique sans évoquer la question du financement des partis politiques. Cette délicate question doit être portée à la connaissance du grand public. Un recours à divers instruments juridiques relatifs à la surveillance des finances, la publication des donateurs et l'obligation pour les partis de publier leurs comptes financiers est nécessaire. Enfin les partis politiques sont tenus de respecter leurs électeurs en leur proposant un discours clair et sans équivoque. Le double langage, le discours qui change au gré des interviews et des circonstances irrite les électeurs qui sont plus que jamais vigilants. Il ne faut surtout pas sous-estimer la capacité du peuple de détecter l'absence de sincérité. «La sincérité a ses accents propres qui ne trompent pas. Le mensonge aussi. Le cœur de l'homme a l'intuition du vrai et du faux» disait Bourguiba à Metlaoui en 1956.