En Tunisie, la révolution a eu lieu, alors que l'Occident est en crise à cause de ses deux guerres en Irak et en Afghanistan, prétendant y implanter des régimes démocratiques. Est-ce pourquoi nous n'avons rien vu venir de ce «petit» pays ? Petit pays qui a tout de même donné son nom à l'Afrique et qui est caractérisé par le plus haut taux d'alphabétisation, le plus faible taux de mortalité infantile, le plus faible taux de croissance démographique et surtout d'égalité de droit entre les deux sexes. Il n'y a pas eu donc d'importation, ni d'intervention étrangère directe. C'est une révolution à laquelle on ne peut appliquer, à la légère, aucun critère d'évaluation déjà connu. Elle est partie de l'intérieur du pays de manière réactionnelle, émotionnelle et irrationnelle face à un système policier dont elle n'ignorait pas le caractère répressif et qui n'a pas hésité à tirer pour tuer. Ce qui a constitué son côté traditionnel. Par ailleurs, cette révolution populaire des jeunes des régions intérieures de la Tunisie à la reconquête de leur dignité a été soutenue de manière rationnelle, organisée, individuelle et interactive, donc moderne de la part des facebookers. Ce qui donne à cette révolution son caractère unique en étant la première révolution postmoderne avec ses deux versants, traditionnel et moderne. Cette révolution a eu le mérite de mettre en exergue une solidarité nationale exceptionnelle, et ce, à plusieurs niveaux : d'abord et au tout début entre les manifestants et les facebookers ; puis entre les citoyens, toutes catégories sociales confondues, en se protégeant les uns les autres contre les sbires de Ben Ali qui cherchaient à semer la panique, ensuite avec les régions déshéritées par des caravanes d'aides multiples. Enfin une solidarité exemplaire avec les refugiés fuyant la Libye, toutes nationalités confondues. Plus de deux cent mille personnes ont été réellement prises en charge aux frontières libyennes notamment à Ras Jedir, alors que tous, nous étions très fragilisés par notre propre révolution. La diffusion en ondes de l'e-révolution tunisienne, peut s'expliquer par la morphogénétique. Initiée en 1934 par Alain Turing qui a inventé en même temps le précurseur de l'ordinateur actuel. Cette science consiste dans le fait qu'une même idée puisse accéder à la conscience par une certaine maturité informationnelle, en lui permettant de se retrouver avec le même savoir en même temps afin de combler un manque dans une population donnée. Je pense, à titre d'exemple, au parallélisme célèbre de la découverte du virus du sida en même temps par un chercheur américain et un autre français. Cette contagion ne peut être que l'expression de deux autres phénomènes, à savoir la suggestion d'une part et l'imitation d'autre part; la suggestion étant «tirer hors de», «faire surgir de», « faire venir à l'esprit » ou éveiller chez l'autre quelque chose qui s'y trouvait déjà au moins à l'état virtuel. Je pense là à l'humain qui entame sa vie selon le principe du plaisir où la liberté de l'individu est maximale avant l'instauration du principe de réalité consécutif au choc de l'individu avec l'environnement, mettant en place chez l'homme des mécanismes de défense de plus en plus nombreux, afin de privilégier la vie collective, surtout chez nous avec un fonctionnement communautaire collectif omniprésent. L'aspiration à la liberté est donc portée naturellement par l'homme sous des couches de mécanismes de défense, plus ou moins perméables selon la rigidité du contexte socioculturel auquel il appartient. La Tunisie que j'ai décrite était certainement mieux préparée et les autres pays de la région en ont profité pour surfer sur la vague. C'est une révolution où hommes et femmes ont travaillé côte à côte, dans une égalité absolue. Cette révolution n'a appelé à aucun slogan intégriste — où le refus de l'altérité de la femme se transforme en refus de toute altérité. Si la femme est la source de la vie, la haïr c'est haïr la vie, donc aimer la mort. Bien au contraire, la révolution tunisienne revendiquait l'amélioration de la vie. Le fanatisme amplifie cette tendance générale en vouant une haine infinie à tous ceux qui cherchent à se libérer de la mainmise patriarcale et à devenir responsables et autonomes, donc modernes. Ils n'ont donc rien à voir avec la révolution tunisienne qui en a appelé à la liberté, la justice et la dignité qui sont des valeurs de modernité. Leur seule stratégie est alors de générer la peur. Les islamistes ne savent que profiter de la modernisation en tant que technologie. La question qui s'impose donc comme axe de réflexion lors de cette rencontre est la suivante : comment cette partie du monde qui vit une régression depuis le 9e siècle lorsque le calife Almoutawakkel a décrété l'arrêt de l'Ijtihed (réflexion) peut-elle être capable de passer directement à la postmodernité, alors qu'elle n'a connu et vécu de la modernité que la modernisation. Dr Hechmi DHAOUI (Président d'Orient-Occident)