Quelle lecture faites-vous de la situation actuelle en Tunisie ? La Tunisie des classes moyennes instruites et éclairées a renversé un régime qu'elle ne pouvait plus supporter. Nous sommes réellement dans une phase transitoire, chacun se faisant une idée de la démocratie. En réalité il y a une aspiration àpartager les fruits de la croissance qui était forte mais peu redistribuée. Plusieurs types d'aspirations vont émerger, économiques, sociales, sociétales, éthiques et religieuses. Il faut espérer que quelques partis sauront cristalliser une position, de façon à ce qu'un émiettement ne puisse pas favoriser une gouvrenance de fait minoriraire. La démocratie n'est pas un exercice facile, surtout quand il n'a jamais été pratiqué. Le gouvernement doit trouver des solutions convenant à la majorité des opinions. Celle-ci doit être stable pour éviter une succession de crises. Surtout, la révolution ne doit pas jeter tout, l'eau du bain avec le bébé : les acquis des 55 années précédentes, dont celles du Bourguibisme doivent être conservées : popularisation initiale de la politique, émancipation des femmes, égalité, large scolarisation, accès à l'université, modernisation de l'économie, ouverture forte au commerce et à la mondialisation… Je pense qu'il peut exister des tendances au repli, sous l'effet de courants externes et de volonté de rupture avec la corruption. Les courants « éclairés », rationalistes, chercheront à éviter ces reculs constatés partout où l'islamisme a pu prendre des responsabilités de gouvernement. Il faut espérer que les affrontements sauront être évités entre ces des deux tendances. Malraux prétendait que le 21ème siècle serait religieux. L'idéal religieux est une aspiration légitime ; encore faut-il savoir comment il se place par rapport aux aspirations de liberté, d'égalité et de fraternité, qui sont toujours une référence universelle. La première étape de la révolution de jasmin est accomplie mais le plus dur, la construction démocratique, reste à faire. Le grand choix de société est celui qui consiste à estimer que la reigion est une affaire personnelle (sphère privée) ou bien qu'elle fait partie de la vie publique affichée (sphère publique). Cette situation était-elle prévisible ? Il faudrait être très prétentieux pour répondre par l'affirmative sans hésitation. Simplement et à titre personnel j'avais été fort surpris de constater, avec un très fort taux de diplômés de l'enseignement supérieur, surtout pour les filles : - un important taux de chômage - un nombre de diplômés « sous employés » dans des métiers de base des centres d'appels, alors que ce type d'emploi peut constituer un point d'entrée pour des personnes plus faiblement diplômées, voire pour la formation par l'expérience. - un nombre de trentenaires toujours en formation - une impression d'un désajustement entre les niveaux demandés par les entreprises et les niveaux délivrés par l'enseignement. En effet j'ai moi-même enseigné le marketing à Tunis il y a longtemps à l'ENAT. Nous construisions des cas réels utilisés ensuite pour les cours et travaux pratiques. Il parapit que ceci n'est pas souvent réalisé « par manque d'esprit transverse » des enseignants notamment. A l'ENAT le corps professoral était varié et certainement trop peu « tunisifié », mais il provenait de diverses origines qui lui donnaient alors de la transversalité précisément. - Une abence de participation du patronat à la formation des universités. Ces observations sont peut-être « par le petit bout de la lorgnette » mais cela montrait que quelque chose n'allait pas au royaume de Carthage, alors qu'on proclamait la Tunisie comme un « dragon méditerranéen ». De fait ce fut un des déclencheurs du mouvement. Un second facteur apparaissait aussi : le faible partage de la croissance à cause des « prélèvements » effectués vers les groupes familiaux de l'ancien président. J'avoue que j les avais sous-estimés, bien qu'ayant lu les avertissements des Américains sur les niveaux de corruption. Au fond j'étais comme incrédule…
En parfait connaisseur de l'histoire de la Tunisie et de son mouvement d'indépendance, comment intrerprétez-vous l'évolution actuelle dans la trajectoire qui remonte au Protectorat par exemple ? « Parfait connaisseur ? » Le terme est de trop. Connaisseur à la limite je veux bien car il faut savoir rester modeste. Il se trouve que j'ai collaboré pour l'ENAT avec Gilles Rossignol (sciences Po, diplomate, spécialiste des mondes arabes et perses, écrivain) à la rédaction d'un travail historique (polycopié simplement) sur l'histoire du mouvement d'indépendance tunisien de 1881 à 1956. Je l'ai parcouru plusieurs fois ces dernières semaines. J'y constate l'étonnant pragmatisme d'Habib Bourguiba, construisant le Néo-Destour à partir de reculs et progrès et en avançant vers un grand projet. En 1931, il écrivait à propos du peuple tunisien : « Il s'agit d'un peuple sain, vigoureux, que les compétitions internationales et une crise momentanée ont forcé à accepter le contact d'une civilisation plus avancée ; ce qui détermine en lui une réaction salutaire. Sous l'aiguillon de la nécessité, qui se confond avec l'instinct de conservation… Grâce à une judicieuse assimilation des principes et des méthodes de cette civilisation, il arrivera fatalement à réaliser par étapes son émancipation définitive ». C'est un exemple de vision stratégique et de pragmatisme politique. Il se trouve qu'en outre un facteur de succès s'est ajouté : le choix de collaborer avec les gaullistes et socialistes contre l'occupation allemande… alors que le bey avait choisi la position inverse. Nul doute que ceci allait aider au mouvement irréversible. Autre point important, le Néo Destour était avant-guerre une organisation réellement populaire ayant compté jusqu'à 100000 membres officiels et connus. C'est à comparer aux structures du RCD et au nombre officiel de ses membres officiels. Le paradoxe est que c'est in fine l'organisation coloniale (et « éclairée ») qui va permettre l'installation d'un parti populaire qui permettra à Habib Bourguiba d'installer son pouvoir nouveau à l'occasion de l'indépendance. Il avait eu une grande expérience en « se frottant » au pouvoir de la France et en en tirant les aspects positifs. C'est une grande sagesse. Ceci montre que l'installation d'une vraie démocratie va imposer une réelle implantation populaire des nouveaux partis. Cela ne se fait pas du jour au lendemain et ce sera peut-être plusfacile pour un parti populiste d'obédience religieuse, traduisant les aspirations d'une partie de la population souvent à l'écart. Aujourd'hui les successeurs de Ben Ali ne bénéficieront même pes des acquis de l'expérience qu'avait pu avoir Habib Bourguiba, comme si l'organisation nouvelle devait partir de zéro.
La révolution tunisienne a-t-elle une particularité ? si oui laquelle ? Elle est d'abord la première révolution populaire dans un paus arabe, bien des autres ayant été des révolutions de palais, sans concerner le peuple. Elle s'appuie sur les classes cultivées, comme sur les classes pauvres. Après la révolte iranienne réprimée qui avait utilisé Facebook, Twitter et les portables, c'est en parti une révolte ayant su s'appuyer sur le Web. Elle s'est faite avec trop de sang bien sûr. Mais l'armée a su préserver au mieux la population. Elle est appelée « révolution de jasmin » parce qu'elle est restée relativement pacifique. Cette qualification ne correspond-elle pas au caractère tunisien éternel (phénicien aussi) ?
Grever, boycotter, est-ce la solution ? On ne peut se référer de la démocratie et dénoncer le droit de grève. Disons que celui-ci nécessite d'être encadré, les revendications syndicales devant correspondre à des problèmes sociaux et non syndicaux. C'est sans doute la faiblesse de la représentation poltique qui conduit aux confusions actuelles. Dans un monde ouvert où laTunisie est insérée, les dégradations d'image, les reculs de PIB, les incertitudes sont autant de points qui gênent le pays. C'estpourquoi leur usage ne doit pas être disproportionné.
Après la Tunisie, comme un effet domino le phénomène tend à se répandre dans le monde arabe, voire africain. Cela pourra-t-il avoir le même effet qu'en Tunisie ? L'effet domino signifie que c'est possible puisque les Tunisiens l'ont fait. Mais les conditions ne sont pas partout les mêmes. Au fond, ne fut-elle pas pacifique parce qu'issue aussi des milieux cultivés et plus rationalistes ? Lorsqu'il existe une opposition reconnue et organisée en plus, ce n'est plus un révolution, il s'agit d'un processus démocratique, comme cela a ét le cas en Afrique du Sud. Oui l'effet domino va jouer avec des effets différents, vorre contrastés.
Quels sont les enjeux de cette période de transition politique ? La période de transition est importante puisqu'elle marque l'installation des nouveaux processus et des futures institutions. Les enjeux sont considérables, notamment l'organisation de la coopération entre les nouveaux représentants du peuple, élus démocratiquement. La façon de faire sera un signe de la marche en avant.
Si l'on vous demandait de vous adressez au peuple tunisien en quelques mots, que leur diriez-vous ? Je n'aurais pas l'outrecuidance de le faire car je ne suis pas vraiment capable de me mettre dans la peau d'un Tunisien. Et surtout ce serait pris comme une sorte d'ingérence, non ? Je me bornerais donc à dire : réfléchissons bien avant de décider, contrôlons les sentiments et évitons de nous faire manipuler. Conservons notre propre libre-arbitre. Pensons en même temps au passé et à l'avenir.