Par Mohamed HADDAD Je n'ai pas eu l'honneur de connaître personnellement le Professeur Sadok Belaïd. Cependant, comme beaucoup de Tunisiens, j'ai suivi avec intérêt ses interventions à propos de la transition démocratique en Tunisie. Il n'a cessé de publier des propositions et des mises en garde lucides dont je m'étonne qu'elles soient restées pour la plupart lettres mortes, faute de bon entendeur. Son dernier article publié dans La Presse du 28 août 2011, sous le titre «23 octobre = référendum + élection», vient à point nommé pour nous soumettre ce qui sera probablement la dernière initiative réaliste permettant d'épargner au processus de transition démocratique en Tunisie une probable dérive irréversible. Le Professeur Belaïd nous dit en substance que l'organisation d'un référendum est encore possible. Cela me réconforte. Sur le «pourquoi» de la chose, je ne peux qu'adhérer à ses arguments. Je me permets de rappeler que l'association que je préside, l'Association Ibn Abi Dhiaf pour la promotion du débat démocratique, avait lancé depuis le mois de mars l'idée d'un «nouveau pacte de sécurité» (Ahd Al-Aman) en Tunisie. Nous avions relancé cette proposition en juin, suite à l'annonce du gouvernement provisoire du rapport de la date des élections au 23 octobre. Plusieurs articles en arabe et en français ont été publiés dans les journaux pour défendre cette idée, à l'instar de celui paru dans La Presse du 18 juin 2011 sous le titre : Un nouveau «Pacte de sécurité» pour la Tunisie et pour la Révolution. L'objectif était de profiter de la symbolique d'un événement historique majeur pour donner de l'élan à l'actuelle transition tunisienne. En effet, le mercredi 9 septembre 1857, il a été proclamé en Tunisie le fameux Ahd Al-Aman (littéralement : «Pacte de sécurité»), un document politique d'une importance exceptionnelle à l'époque, qui a déclenché un processus de réforme inédit. Ce processus, on le sait, s'est soldé par la proclamation, en 1861, de la première Constitution en Tunisie et dans l'ensemble du monde arabe. Le mouvement réformiste, regroupant des personnalités aussi diverses que l'homme politique Khair-Eddine, l'historiographe Ibn Abî Dhiaf, le poète Béji Massaoudi et le cheikh Salem Bouhajib, avait alors tracé une page glorieuse de l'histoire de notre pays. Malheureusement, l'autoritarisme puis la cupidité colonialiste n'avaient pas permis à ce processus d'aller à son terme. La Révolution du 14 janvier pourrait être considérée comme une vengeance de cette grande défaite civilisationnelle. Cette fois, ce n'est plus une élite, encore moins la volonté d'un autocrate ou d'un consul, mais un peuple éduqué et conscient de ses droits, qui décide l'élaboration d'une nouvelle Constitution. Cependant, si la Constituante est censée exprimer la volonté d'une rupture radicale avec les trébuchements et les pervertissements du passé, elle n'est pas elle-même à l'abri des mauvaises tournures. Elle cumulera le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif et fonctionnera sans contre-pouvoir institutionnel. Elle sera, certes, l'émanation de la volonté populaire, mais l'histoire nous a enseigné à maintes reprises que cette volonté peut être déviée de ses objectifs initiaux ; Hitler n'a-t-il pas remporté des élections démocratiques dans le pays qui fut le berceau de Lessing et de Kant ? Et dans notre propre histoire arabo-musulmane, c'est Muawia Ibn Abi Sufyan, désigné calife dans le cadre d'un consensus visant à mettre un terme à la discorde (fitna), qui a dévié le pouvoir du principe de la choura à la règle de l'hérédité. Ainsi, l'exemple du «Pacte» de 1857 me paraissait apte à nous inspirer, non pas dans la forme ou le contenu, mais dans la symbolique. Un document consensuel, composé d'un nombre réduit de principes fondamentaux, engageant l'ensemble de la société, donnera un aman quant à l'avenir du pays, d'une part, et le respect des droits fondamentaux, d'autre part. Il fixera un délai maximal aux travaux de la Constituante, afin que celle-ci ne s'éternise et n'impose une sorte de fait accompli sur la société. Il fixera par ailleurs les principes formant le dénominateur commun de la citoyenneté tunisienne. Et dans un pays où la Révolution a été conduite par le peuple et non pas par l'élite, il me semblait évident qu'un tel document soit soumis au référendum populaire le jour même de l'élection de la Constituante, pour servir de contrat entre les citoyens votants et les délégués mandatés. A l'époque, j'avais proposé au Haut Comité pour la réalisation des objectifs de la révolution d'adopter cette proposition et d'ouvrir un débat qui ne se limite pas à ses membres mais implique l'ensemble des Tunisiens. J'ai suggéré que ladite instance propose un projet puis élabore sa mouture définitive en fonction de l'ensemble des remarques et des suggestions qu'elle recueille des débats publics. Force est de constater aujourd'hui que la Haute Instance n'a malheureusement pas pu ou su jouer le rôle de pédagogue de la transition démocratique en Tunisie. Elle s'est plu dans le rôle de tuteur. Elle a certes élaboré une «déclaration» contenant des principes valables ; cependant, ce texte rédigé dans un style littéraire, a été adopté en pleine crise de ladite instance et peu de gens en ont entendu parler. Je laisse à l'histoire le soin de juger le parcours de la Haute Instance, les critères qu'elle a retenus pour désigner les personnalités dites indépendantes en son sein, son indolence face à toute initiative provenant de la société civile réelle, et le clientélisme intellectuel qu'elle a transposé des amphithéâtres universitaires aux hémicycles. Je préfère réfléchir à l'avenir immédiat de mon pays. Il ne faut en aucun cas remettre en question la date des élections et le principe de la Constituante, n'en déplaise à certains qui veulent jeter le bébé avec l'eau du bain. Mais à quelle mascarade aurions-nous à assister le jour où sept millions de Tunisiens seront appelés à voter sur un non-contenu. En effet, si j'ai devant moi une liste de 110 partis politiques dont aucun ne me présente son projet de Constitution, comment pourrais-je dire lequel d'entre eux correspond le mieux à mes attentes et mes ambitions et sera digne de me représenter dans une assemblée qui est censée en premier lieu rédiger notre prochaine Constitution? La Révolution tunisienne méritait mieux. Je voudrais toutefois clore mon propos par une note positive. Le fameux Ibn Abi Dhiaf, qui a été le rédacteur du Pacte de 1857 et que nous avions choisi pour baptiser notre association, dit avoir accouché de son texte en une nuit (voir le tome 4 de son Ithaf). Un petit comité de constitutionnalistes compétents, jouissant d'une renommée sans faille, pourra certainement nous élaborer dans un délai de quelques semaines un texte succinct, rédigé dans un langage juridique précis mais néanmoins assez clair pour être compris par le commun des mortels. Le reste est une question de volonté politique. Si nous ratons encore cette occasion, nous risquons d'assister d'abord à une compagne électorale sans âme, dans laquelle la force de l'argent sera le facteur le plus déterminant. Ensuite, nous aurons un Conseil qui nous dira : braves citoyens, vous avez voté, on s'occupe de vous. Certes, nous aurions voté, mais sur quoi exactement ? Alors, faute de pouvoir recentrer l'ensemble du processus de transition, tâchons au moins de définir dès maintenant les termes de notre contrat avec notre prochaine Constituante. Il nous faudrait d'urgence un «Pacte de sécurité», le mot sonne on ne peut plus juste vu le contexte que nous vivons actuellement.