Par Helal JELALI* Jusqu'à aujourd'hui et même après la révolution de janvier dernier, l'élite politique tunisienne ne cesse de reproduire le schéma de l'époque coloniale que l'on pourrait résumer par cette formule : "Nous sommes la clairvoyance et le bon petit peuple doit nous suivre". La reproduction de ce schéma était déjà en germe lors de la fondation du Néo Destour par l'ancien président Habib Bourguiba en 1934, qui n'est devenu un parti politique populaire qu'à partir des années 1960 , grâce à l'apport des adhérents de la centrale syndicale l'Ugtt – Union générale des travailleurs tunisiens, et à la mise en place du clientélisme. La révolution du mois de janvier dernier n'a pas réussi à inciter les partis politiques de l'opposition , ni même les partis nouvellement créés à instituer des organisations représentatives avec la participation de l'ensemble des Tunisiens . En ce sens , ils s'opposent totalement aux républicains français de la fin du XIX e siècle dont l'idéologie appelait une intégration politique des masses ouvrières et rurales . Le seul parti qui avance dans son ancrage populaire est celui des islamistes d'Ennahda. Le 20 juin dernier, Sihème Bensedrine, militante des droits de l' Homme et grande figure de la résistance au régime de Zine El-Abidine Ben Ali, déclarait : "De nombreux Tunisiens se posent la question, si une révolution a eu vraiment lieu en Tunisie, et si la haute administration est toujours entre les mains des partisans du président déchu". Du point de vue du gouvernement provisoire, c'est presque chose normale : au nom de la continuité de l'Etat, il ne faudrait presque rien changer. Voilà qui nous amène à poser une question presque tabou dans les cafés en Tunisie : s'agissait-il à proprement parler d'une "révolution "? Ne serait-il pas plus exact de parler de "soulèvement, voire d'un simple changement de la tête d'un régime " ? La question est d'importance pour dessiner le projet politique ! Le manque de lisibilité de l'action du gouvernement provisoire, les atermoiements du Conseil pour la protection de la Révolution présidé par Yadh Achour et les avancées de la contre-révolution ne profiteront qu'à un seul acteur politique du pays : le parti d'Ennahda qui raflerait la mise avec un vote sanction et non pas celui d'une véritable adhésion. Le gouvernement est formé de technocrates d'obédience néolibérale, il est surtout chargé de donner des gages de confiance aux créanciers du pays. Son action et son calendrier restent flous. Bien malin celui qui pourrait deviner comment sera choisi le président de la République et la formation d'un gouvernement après l'élection de l' Assemblée constituante du 23 octobre prochain . Certains partis politiques appellent, déjà, à un référendum pour limiter les pouvoirs de cette assemblée. Une question s'impose : à qui profite cette absence de calendrier politique … ? Une douzaine de partis politiques sont présents au Conseil national pour la protection de la Révolution chargé avec d'autres comités et organismes de préparer les élections. Ce Conseil et le gouvernement provisoire sont davantage dans l'affrontement stérile que dans la construction de l'avenir politique du pays. L'un et l'autre sont embourbés dans des procédures technocratiques et des querelles claniques. Chaque fois que la tension monte dans les provinces sur les responsabilités des crimes et de la corruption de l'ancien régime, le gouvernement se dépêche de présenter une petite affaire concernant la famille Ben Ali et celle de son ex- épouse, comme si la pieuvre n'avait que deux tentacules ! La justice doit travailler dans la sérénité, insiste le gouvernement ; mais cette justice travaille -t-elle vraiment ? Dans l'affaire des snipers, Taoufik Bouderbala, président de la Commission nationale chargée d'enquêter sur les abus commis depuis le 17 décembre 2010 a commencé par regretter l'absence de coopération du ministère de l'Intérieur : "Le 26 mai, nous avons demandé au ministère de nous faire parvenir l'organigramme des forces de l'ordre, pour vérifier s'il existe un corps spécial de tireurs d'élite. Nous n'avons pas reçu de réponse depuis" a-t-il déclaré au mois de juin dernier. Mais deux mois plus tard : il a ajouté cette phrase inique : "Peut-être qu'il y avait des snipers indépendants de toute autorité". Du côté de la justice, peu de choses ont changé ; il aura fallu la pression de la rue pour aboutir à quelques arrestations. Le président de l'Association des magistrats tunisiens (AMT) Ahmed Rahmouni attend toujours l'assainissement du corps judiciaire, Il appelle à la création de conseils supérieurs transitoires de la magistrature …Au début du mois d'août , il avait dénoncé les promotions octroyées aux magistrats proches de l'ancien régime et dont le glaive avait pesé plutôt lourd sur les épaules des défenseurs des droits de l'Homme au temps de Ben Ali … Le Collectif des 25 avocats, qui a engagé des poursuites contre des personnalités politiques et économiques impliquées dans l'ancien régime dénonce ouvertement la corruption au sein du corps de la magistrature . Cette corruption, selon Me Abdennaceur Laouini, avocat membre du groupe, n'a jamais disparu et aura pour conséquences la défaillance du processus électoral le 23 octobre prochain. Autant était surprenante la révolution tunisienne, autant le serait peut-être la contre-révolution. La contre-révolution est souvent insidieuse, et en Tunisie elle est déjà en marche avec ce que l'on appelle dans le pays les "affairistes" , ceux qui avaient profité durant le régime de Ben Ali de crédits bancaires dont le recouvrement se fait toujours attendre et les tenants du néolibéralisme : déjà ces affairistes étaient un des piliers du régime de Ben Ali, un pilier aussi important que l'ex-RCD et la police politique. Ahmed Mestiri ancien bourguibiste et fondateur du Mouvement des démocrates socialistes dans les années 1980 expliquait le mois de juillet dernier que "des partis politiques, des organisations professionnelles, et diverses associations censées représenter la société civile pour constituer un contre-pouvoir crédible, beaucoup d'entre eux ont été créés de toutes pièces, pour les besoins de la cause, ou reçu les autorisations administratives avec une rapidité et une facilité déconcertantes, dans le dessein évident de salir l'image du pluripartisme et discréditer le système démocratique lui-même dans l'esprit des citoyens". Et il ajoutait que "que l'argent laissé par Ben Ali ou provenant d'autres sources coule à flot pour entretenir la contre-révolution mais aussi pour alimenter les caisses de certains partis, organisations, ou associations à des desseins pas toujours innocents ni en toute légalité".