Par Boujemaâ REMILI La Tunisie a cru, pendant longtemps, pouvoir échapper à la configuration politico-culturelle qui a régi l'ailleurs arabo-musulman en général et celle du Moyen-Orient en particulier ; mais, désormais, elle est rattrapée par ce type de contingence, à la faveur de l'effondrement d'un modèle politique et socioéconomique trop équivoque, qui a fini par être rejeté, d'abord par la révolution et ensuite par les élections. Toutes les forces intellectuelles et politiques qui ont tout fait pour protéger le pays contre la tentation moyen-orientale de l'anti-modernisme produit d'une lecture trop restrictive de l'Islam, en cherchant désespérément à sauvegarder les acquis de l'Etat moderne malgré le fait qu'il ait été dirigé par un pouvoir autoritaire finissant par devenir corrompu, toutes ces forces, donc, subissent injustement le contrecoup de l'effondrement de l'ensemble de l'édifice de l'après-indépendance, en se faisant accuser de ‘connivence' par les opportunistes de tout acabit, notamment ceux qui avaient pour unique programme l'‘insulte confortable à distance', alors que tout ce qui nous avions pu faire, en présence d'un rapport de force complètement détérioré, c'était de faire dos rond pour sauvegarder l'essentiel, tout en œuvrant à l'avènement d'une autre perspective. Mais cette perspective n'a pu être rendue possible que grâce au martyre de la jeunesse, pour que seuls certains en profitent politiquement, alors qu'ils n'ont eu en cela aucun mérite qui leur soit particulier. Et le comble, c'est qu'ils vont profiter de la structuration de l'Etat dont ils vont hériter et d'un dispositif économique amendable, même s'il est très loin d'être parfait, alors qu'ils n'ont rien fait pour protéger, comme nous l'avons fait, ces acquis, malgré toutes leurs insuffisances ; bien au contraire, ils ont fait la grève totale en matière de participation à l'édification nationale, y compris celle qui a été au moyen de la critique et de l'opposition, non pas nihiliste et stérile, mais par la résistance, sous toutes ses formes, afin d'au moins sauvegarder des acquis aussi fondamentaux que celui des droits de la femme. Mais, en politique, rien ne sert de pleurer sur son sort. Le problème, désormais, ce n'est pas l'injustice qui nous est infligée, mais l'engagement pour la réparer. Et pour cela, il ne faut focaliser que sur les raisons profondes qui ont été à l'origine de la révolution, c'est-à-dire les graves lacunes du modèle politique et socioéconomique tunisien, qui a fini par marginaliser des couches et des zones géographiques entières, devenues le terrain vague du jeu de toutes les surenchères démagogiques. Car, surenchères démagogiques il y a, sinon, comment comprendre que des partis qui se considèrent comme étant suffisamment responsables pour prendre en main le destin du pays, puissent se présenter comme étant les uniques protecteurs de l'identité musulmane du pays, qui serait ainsi ‘menacée' par des occidentalisés irréductibles, prêts à tous les renoncements identitaires ? Comment ont-ils pu se permettre de marcher aussi facilement sur le corps de ceux qui ont joué les premiers rôles dans la création d'une authentique culture tunisienne en matière de littérature, de théâtre, de cinéma, d'art, de philosophie, d'histoire, de sociologie, d'islamologie, de science politique, de droit, d'économie, de développement, de droits de l'Homme, de droits de la femme..., c'est-à-dire de tout ce qui fait de la Tunisie un pays aussi jalousé et admiré ? Mais, hélas, ce n'est pas la seule surenchère en matière d'amalgame idéologique et politique, mettant dans le même sac les criminels et les vrais patriotes, qui peut expliquer l'échec cuisant des démocrates. Cela reste insuffisant pour expliquer le fait que les porteurs des valeurs de la modernité et les bâtisseurs de la Tunisie moderne soient les plus grands perdants des dernières élections ? Les patriotes, les démocrates et les progressistes paient également et principalement le prix de leurs propres erreurs, présentes et passées, et ne peuvent pas échapper à un profond examen de conscience, s'ils veulent dans l'avenir occuper la place de premier plan qui lui revient de droit. En effet, le courant démocratique et progressiste a un problème majeur, celui de ne pas disposer d'une stratégie pertinente pour la construction d'un véritable parti populaire et géographiquement bien implanté. Il est vrai que ce courant souffre d'une certaine déconnexion sociale, non pas par ‘mépris de classe', comme osent le suggérer certains esprits mal intentionnés, ces forces ayant montré par leur militantisme syndicaliste, pour la défense des droits de l'Homme et la justice sociale et leur solidarité avec la résistance des régions qui ont eu à subir les exactions du pouvoir déchu, leur profond attachement aux droits sociaux les plus populaires, à plus d'un titre et plus d'une occasion. Si la stratégie de la création d'un parti populaire et démocratique n'a pas été élaborée et mise en place, c'est parce que la vision et la capacité de mise en œuvre ont manqué. Ces insuffisances étant elles-mêmes les conséquences d'une certaine immaturité politique et, il faut le dire, d'une certaine absence du sens de l'Histoire. Sinon, comment expliquer que l'on n'ait pas pu voir que la seule manière de se positionner de façon juste par rapport à l'après-révolution était de prendre conscience immédiatement du déséquilibre stratégique créé par l'effondrement du RCD au profit d'Ennahdha et ainsi d'aller vers la seule décision qui convienne, celle de l'union de toutes les forces progressistes pour créer un ‘pôle d'équilibre' ? Ceux qui ont commis l'erreur fatale de la désunion ont tous perdu, sans exception, y compris ceux qui n'ont gagné que grâce aux ‘restes' électoraux d'Ennahdha, et ont ainsi fait perdre avec eux les partis qui ont eu la clairvoyance d'attirer l'attention sur le danger de la trop forte mono-polarisation. Mais, le plus grave, c'est qu'après cette débâcle des forces progressistes et démocratiques, on nous invite, aujourd'hui, trop tardivement, à la construction d'une ‘alliance politique', à la va-vite, alors que les leçons de l'échec n'ont pas été encore tirées et les responsabilités non encore clairement identifiées. Il n'y a pas eu que cette première grande erreur stratégique. Le fait d'avoir trop souvent donné l'impression, après la révolution et au cours de la campagne électorale, de focaliser plus sur ‘les dangers de l'islamisme' que sur les problèmes du pays et du peuple, a laissé l'impression que les démocrates progressistes ont plus de souci pour leur propre confort intellectuel que celui matériel et social urgentissime de leur peuple. Cette image a fini par ancrer une certaine idée de ‘déconnexion', laissant injustement s'installer l'impression non méritée que les déshérités, les pauvres, les chômeurs et les marginalisés ne font pas partie de l'agenda de ceux qui portent, certes, le drapeau de la démocratie et du progrès, mais également la trop voyante marque de l'appartenance sociale aux couches les plus aisées. Aussi, ne devrions-nous pas avoir peur de l'obligation de rendre des comptes au peuple et à la nation. Et si cela devait déboucher sur le constat de nos incapacités individuelles ou collectives, non pas uniquement en termes conjoncturels mais au vu de tout un parcours historique, il faudrait que nous ayons le courage de le reconnaître, pour ouvrir la possibilité au renouvellement en profondeur des idées, des méthodes et si nécessaire celui des hommes.