La Tunisie compte annuellement entre 1.000 et 1.100 naissances hors mariage, et ce, selon les données fournies par une source confirmée du ministère des Affaires sociales. Selon la même source, près de 50% de ces petits anges se trouvent, pour des raisons sociales, abandonnés par leurs parents, livrés à leur destin, reniés pour des fautes qu'ils n'ont pas commises et dont ils sont les principales victimes. L'adoption vient comme un réel sauvetage pour ces chérubins et leur ouvre la voie de l'affection et de l'harmonie familiale fort indispensables à leur développement psycho-affectif. Un sauvetage qui s'avère pourtant prohibé par la religion musulmane au profit d'une autre solution, «la kafala», beaucoup moins rassurante et pour l'enfant lui-même et pour les parents adoptifs. Les rumeurs courent quant à l'annulation progressive du droit à l'adoption, et ce, en raison de la montée de l'idéologie islamiste dans la Tunisie d'après-révolution. Notre pays figure en effet dans le petit groupe de pays musulmans à avoir autorisé légalement l'acte d'adoption des enfants abandonnés, et qui compte également la Turquie, la Somalie et le Liban. L'idée étant d'offrir la chance aux enfants abandonnés de vivre normalement, de bénéficier des droits comme c'en est le cas pour tout enfant, dont le droit d'avoir des repères familiaux et affectueux. Si un enfant né hors des liens du mariage représente un fardeau insupportable pour la mère célibataire, il constitue pour bon nombre de couples ayant des difficultés à avoir des enfants un véritable cadeau divin. Sur le plan sociologique, l'adoption sauve l'enfant abandonné par ses parents biologiques d'une honte qui peut lui rendre la vie difficile. Certes, la société a fait des pas considérables vers la tolérance des enfants nés hors mariage. Cependant, avouons-le, cette acceptation n'est point une évidence pour toutes les tranches sociales et toutes les régions. «Les mères célibataires qui sont dans l'incapacité de quitter leur lieu d'origine sont souvent contraintes à délaisser leur progéniture. Le regard désapprobateur de la société et de l'entourage s'avère souvent décisif dans de pareilles situations», indique Mme Mounira Kaâbi, présidente fondatrice de l'Association tunisienne pour l'encadrement de la mère et de l'enfant «Sebil». Abandonné, l'enfant est accueilli dans des familles d'accueil, une prestation provisoire qui n'apporte pas à l'enfant le capital affectif dont il a besoin pour affronter la vie et autrui. D'un autre côté, celui notamment des parents adoptifs, l'adoption évite dans bien des cas la dislocation du couple qui, à défaut d'enfants, ne trouve souvent pas une raison solide et durable pour continuer le parcours. Sur le plan psycho-affectif, l'adoption — et contrairement à la kafala — rassure l'enfant et lui donne des preuves palpables qu'il est voulu, aimé et considéré comme un enfant normal. Une assurance partagée entre l'enfant et les parents adoptifs qui ne courent plus le risque d'être délestés de l'enfant qu'ils aiment et chérissent. «Pour ce qui est de la kafala, les parents biologiques peuvent à n'importe quel moment reprendre l'enfant, ce qui peut lui causer des traumatismes psychologiques ainsi qu'aux parents adoptifs. D'autant plus que la kafala ne garantit aucun engagement de la part des parents d'accueil. Ces derniers n'ont pas le droit de changer le nom de l'enfant et de le doter des droits dont bénéficie l'enfant normal, comme le droit à l'héritage. Aussi, l'enfant se sent-il doublement rejeté. Il l'est par les parents biologiques et ceux d'acceuil. D'autant plus qu'il demeure dans une situation instable, qui risque de muer à tout moment», indique Mme Noura Jendoubi, psychologue. La réticence quant à l'adoption s'explique, en gros, par le risque d'inceste; un risque qui n'est pas à exclure, surtout que les données initiales figurant dans le certificat de naissance de l'enfant se trouvent nécessairement modifiées en cas d'adoption. En effet, dès sa naissance, l'enfant né hors mariage porte le nom de famille de sa mère. En cas d'absence civile du père, il obtient un nom de famille, ainsi qu'un prénom du père et du grand-père virtuels. Une fois adopté, il acquiert le nom du père adoptif. «Dans le cas d'adoption, toutes les données civiles changent sauf le nom de celui qui a déclaré la naissance. Cette personne reste le tuyau permettant à l'enfant, le jour où il décide de connaître ses parents biologiques, d'avoir une piste de recherche», explique Mme Kaâbi. Et ce jour viendra certainement lorsque l'enfant apprendra qu'il est adoptif. Il faut dire que la réception de la nouvelle diffère d'une personne à une autre. Elle diffère également selon l'âge au moment duquel on la reçoit. «Il est fondamental, en cas d'adoption d'un enfant, de lui révéler sa vérité dès la prime enfance, voire entre deux et trois ans. A cet âge, l'enfant commence à manifester une curiosité sexuelle et à poser des questions sur ses origines, sur la manière dont il est venu au monde. A ce moment, il convient de saisir l'occasion et de lui donner des informations lui permettant de les enregistrer dans sa mémoire et de s'en souvenir au fur et à mesure qu'il grandit», souligne la psychologue. Et d'ajouter que, pour un enfant adoptif, savoir qu'il a été adopté n'est pas aussi grave et aussi traumatisant comme nouvelle que de savoir qu'on lui a menti sur ses origines. «Mieux vaut donc lui avouer tôt la vérité que faire durer le mensonge. D'ailleurs, si l'enfant adopté apprend la réalité à l'adolescence, il risque fort de tomber dans la délinquance», prévient la psy. Critères ou restrictions ? Certes, la législation tunisienne a autorisé l'acte d'adoption, contrairement à la majorité écrasante des pays musulmans. Mais les conditions qu'elle exige dans ce cas laissent deviner certaines contraintes, parfois même frustrantes pour certains statuts civils. En effet, pour adopter un enfant, il implique d'être marié et jouissant de ses pleines capacités civiles. Les divorcés et les veufs n'ont le droit d'adopter que sur autorisation du juge. Les célibataires, par contre, n'ont pas le droit à l'adoption. Par ailleurs, ce droit n'est accordé qu'aux Tunisiens musulmans, résidant en Tunisie, ou dans un pays musulman. Les Tunisiens de religion chrétienne ou juive sont automatiquement exclus. Tant de restrictions discriminatoires qui limitent le cercle des candidats à l'adoption et qui restreignent les chances d'un avenir meilleur pour les plus de 500 enfants abandonnés par an. Il y a lieu de noter que bon nombre d'enfants abandonnés, non adoptés et non parrainés risquent de voir leur développement psychologique, mental et moteur stoppé à défaut de repères familiaux et affectifs. «En psychologie, ce phénomène s'appelle le syndrome d'hospitalisme. Il consiste en l'arrêt du développement, vouant ainsi la personne atteinte à une dégradation mentale et parfois physique irrévocable», souligne la psychologue.