Par Mounir KHELIFA On connaît, ou on croit connaître l'islamisme institutionnel, cette idéologie politique qui se prévaut du «référentiel arabo-islamique» — description, au reste, trop vague pour être utile. Ce qu'on connaît moins, en revanche, c'est sa version générique, les pratiques sociales et formes de pensée qu'il revêt dans la vie de tous les jours, et que j'appelle, à défaut d'autre formule, «l'islamisme ordinaire». Il faut ici bien se garder de confondre le phénomène dont je parle avec l'islam populaire. Les dissemblances étant nombreuses, je n'indiquerai que la plus évidente: tandis que l'islam populaire embrasse des modes de piété qui s'inscrivent en creux par rapport à l'islam savant ou officiel, l'islamisme ordinaire, lui, s'oppose non pas à d'autres formes de religiosité mais à la modernité en tant que telle, considérée dans son ensemble comme une impiété, une nouvelle «idolâtrie». Cette opposition de valeurs — dont la fermeté de la foi face à l'hédonisme du siècle n'est pas l'unique expression — fait de l'islamisme ordinaire un phénomène plus culturel que cultuel, analogue en cela à toutes les contestations qui, depuis au moins deux siècles, ont décrié la modernité. Par «modernité» on aura compris le lent mais irrépressible mouvement de pensée qui depuis la Renaissance européenne se déploie dans tous les domaines pour arracher l'homme à son statut de minorité (au sens légal du terme), et lui conférer davantage d'autonomie. Entreprise éminemment humaniste qui consiste, selon la formule d'un philosophe contemporain, en la «divinisation de l'humain et l'humanisation du divin», et dont les fruits sont aujourd'hui des principes attestés: liberté, démocratie, égalité, justice, droits de l'homme. Or, cette entreprise ne s'est pas réalisée sans résistance. Comme ses valeurs sont universelles, elle s'est vue régulièrement vilipendée par ses détracteurs au motif d'acculturation et de cosmopolitisme abstrait et apatride. Que lui oppose-on? Son antithèse bien sûr: l'authenticité culturelle, conçue comme un ensemble de vertus supposées «natives», que l'on recherchera confusément dans la tradition, les «racines», un âge d'or révolu, la voix des ancêtres, du sang, de la terre, la pureté de la langue, etc. L'islamisme, réduit à sa simple expression, n'est que l'une de ces antithèses : une contestation de la modernité au nom de l'authenticité arabo-islamique, et ce que j'ai dénommé «islamisme ordinaire» n'est que sa forme vernaculaire. Passons sur l'illusion et la toxicité de l'idée même d'authenticité (on aurait tort d'oublier ou de minimiser ses ravages au siècle dernier), soyons discrets aussi sur la singulière sélectivité de sa forme islamiste qui fait que l'on goûte les fruits techniciens de la modernité tout en abominant les Lumières qui les ont fait mûrir ; et posons la seule question qui nous intéresse : quel contenu donner à l'authenticité recherchée par l'islamisme ordinaire ? La réponse crève les yeux: les valeurs de la bédouinité. Non pas les qualités littéraires de générosité, loyauté, frugalité, spiritualité, noblesse de caractère, mais les tares associées à une existence fruste et étriquée: bigoterie, censure, xénophobie, médiocrité, charlatanisme, superstition. Tous les défauts procédant d'une vision du monde limitée de par son étroitesse d'horizon, une «idiotie du village» dont Marx (la formule est de lui) a su gré à la révolution industrielle d'y mettre fin. Ce sont ces valeurs et cette culture que nous voyons hélas proliférer autour de nous. Les incivilités perpétrées au quotidien au nom d'une idée plus fétichiste que spirituelle de la foi, les agacements et harcèlements infligés aux femmes et aux jeunes filles (des quartiers pauvres, souvent, et donc fragilisées déjà par la vie), les intimidations, discrètes ou manifestes, dans les foyers, les écoles, les lieux de travail, l'espace public pour imposer une forme de religiosité agressive et ostentatoire, les outrages faits au bon sens à la faveur de lectures hâtives et littérales des écritures saintes, la déplorable banalisation du racisme, de l'antijudaïsme, du sexisme, et du fanatisme sous couvert de «liberté de parole», l'inénarrable sottise, devenue familière sur beaucoup de lèvres, de colliger dans la même phrase «laïcité, sionisme, francophonie, franc-maçonnerie» comme s'il s'agissait d'une même famille d'idées, la banalisation de la pensée archaïque expliquant les phénomènes de la nature, de l'histoire, de l'actualité, de la vie privée et publique, par la conspiration et les puissances occultes, la manie de placer toute activité de l'esprit sous l'autorité du passé et donc de l'engourdir; toutes ces niaiseries et ces indignités sont commises au nom d'une revendication identitaire dont le seul ressort est apparié pour se démarquer de la modernité. Il est vrai que cette «culture» de l'inculture existait déjà sous la dictature, mais d'une existence inquiète et crépusculaire. La voilà ragaillardie après la révolution et surtout après les élections d'octobre. Le terrain était fertile. Deux décennies de présidence fainéante et pourrie ont été propices à l'abrutissement des esprits. Nous savons désormais que plus du quart de la nation croupissaient dans l'illettrisme et l'indigence, qu'une grande partie de la jeunesse était désorientée par les innombrables réformes scolaires, rapidement préparées et aussi rapidement délaissées, et desquelles la place réservée aux matières de réflexion critique n'avait cessé de rétrécir comme une peau de chagrin, que le fossé entre possédants et dépossédés était bien plus profond qu'on soupçonnait, que la vaste majorité de nos concitoyens ne connaissaient du monde occidental que ses gadgets et une image souvent tendancieuse dépeinte par des médias levantins peu scrupuleux, que des millions d'esprits n'avaient pour nourriture spirituelle que la maigre pitance bromurée de la télévision officielle ou, pire encore, celle, vénéneuse à force de fanatisme, d'une radio coranique dont plus d'un programme tomberaient sous le coup de la loi pour incitation à la haine si une telle loi existait. Cette Tunisie-là était le terreau où s'est épanoui l'islamisme ordinaire, miroir dégradé de l'islamisme institutionnel. Et tant que persistera la maltraitance économique, la marginalisation politique, l'indigence morale et intellectuelle de larges catégories de la société, il continuera de prospérer, c'est-a-dire d'œuvrer pour travestir les aspirations modernistes de la révolution en une quête effrénée et confuse d'une chimérique authenticité culturelle.