Le contexte est-il favorable pour soulever des sujets aussi pointus tels que «être collectionneur » ? B'Chira Bouazizi et les animateurs, parmi lesquels l'artiste Mohamed Ben Soltane et Fawzia Sahli, conseillère et cheville ouvrière du Centre B'Chira, affrontent ce sujet, premier d'un cycle intitulé «Collecting art » sans se soucier de la prééminence des catégories. La rencontre était réservée à des collectionneurs et des experts conseillers afin de relever l'état actuel des collections d'œuvres d'art, ses difficultés et ses obstacles, mais aussi dans le but de mettre au jour leur richesse. Le premier atelier visait le côté théorique de la question sous ses aspects juridique, économique et fiscal. Le deuxième atelier traitait des diverses expériences, notamment les collections privées individuelles et d'entreprises. Il manquait un regard sur les collections publiques et d'Etat. Une table ronde qui, au-delà de sa singularité, a le mérite de croiser les réflexions sur le métier de galeriste et de découvrir les obstacles que rencontrent les collectionneurs. Samedi 21 janvier, en accompagnement à une exposition inaugurée la veille, B'Chira Art Center a organisé une table ronde autour d'un thème peu abordé auparavant «Collecting art », qu'on pourrait traduire par l'art de collectionner, ou l'art de la collection ou... ? Actuellement, dans le monde de l'art contemporain, on est forcé d'admettre les anglicismes, tels que curator et autres, art advertiser, des titres qui ont de l'effet dans le microcosme artistique. Une bonne brochette de galeristes et de collectionneurs, des artistes et un invité de marque, Ghita Triki, Marocaine, conservatrice du fonds artistique d'une banque privée, 2.000 œuvres dont 1.500 pièces majeures et des dizaines d'opérations prestigieuses, qui dit mieux ? Certainement pas nos banquiers; Me Mondher Al Mensi, avocat spécialisé dans la protection de la propriété intellectuelle et des artistes, ouvre le livre du débat, regrettant au passage l'absence d'économistes et de fiscalistes spécialisés travaillant sur le marché de l'art. « Pour l'instant, les lois sur la propriété intellectuelles sont liées aux droits d'auteur (lois de 1994 et de 2009), dit-il. Or, ces droits en Occident sont multiples et évoluent d'année en année, sinon de jour en jour, et ce, en raison de la haute fréquence des jurisprudences ». Il faut ajouter que les procès sur les droits d'auteur ne sont pas légion en Tunisie, comme celui de Lamine Nahdi et sa pièce Mekki et Zakia qui est resté dans les mémoires comme déclencheur de débats et d'informations. Forcément intéressés, les galeristes ont sauté sur l'occasion pour poser la question qui les taraude. « Qu'en est-il de la libre circulation des œuvres d'art ? La réponse est dans la question : les galeristes en Tunisie sont assimilés à des commerçants et, de ce fait, ils sont soumis aux mêmes lois. » La solution ? Selon maître Al Mensi : «Faire pression sur les élus pour que les lois changent.». Une collection de banque en exemple Ghita Triki, esthète au long cours, fréquente les artistes depuis des années, les grosses pointures, Belkahia, Hamidi, Rabii et autres Kacimi ne lui sont pas étrangères. « Sans mon directeur, Abdelaziz Alami, philanthrope, amateur d'art, la collection n'aurait pas vu le jour», indique-t-elle. L'aventure commence par l'acquisition de quelques toiles académiques des années 1950-60, des Majorelles et autres orientalistes, des classiques. Le but était alors de décorer les bureaux des hauts responsables. « Encouragez la culture, achetez de l'art», telle fut la devise de la direction de la banque. Il ne fallait pas plus à Ghita pour aller à la rencontre des artistes, les noms de l'époque s'appelaient Kahia, Bellamine, etc. Une commission chargée des acquisitions fut mise sur pied, composée de philanthropes, de mécènes, d'amateurs d'art, de critiques et de responsables financiers. Les halls du siège de la banque seront garnis de tableaux de valeur, une vraie culture d'entreprise est née, le but étant de pérenniser et d'enrichir la collection. Un espace Actua a été aménagé, la banque prend une dimension internationale, elle s'installe en Afrique subsaharienne, en Afrique du Nord, beaucoup d'expositions de prestige sont organisées, les œuvres circulent de ville en ville, des ateliers sont mis sur pied, un ouvrage luxueux est publié, des catalogues de bonne facture accompagnent les expos. C'est la belle époque. Les œuvres contemporaines de toutes tendances, abstrait, conceptuel, néo figuratif... nourrissent la collection. L'image de la banque est au zénith, une politique institutionnelle de mécénat est née. Une maladie appelée «collectionnite» Vinrent les années 90, les revendications sociales se multiplient, crise financière mondiale, la banque prend un tournant, elle organise des programmes de formation artistique des jeunes, des artistes rémunérés enseignent l'art aux enfants de 10 à 14 ans qui sont encadrés par un historien de l'art et un informaticien. L'aventure continue, belle comme un conte de fées. Deuxième atelier, les collections privées, comment se constituent-elles, quelles sont les expériences et les problèmes rencontrés ? Deux députées, Selma Baccar et Karima Souid sont venues prendre le pouls des doléances posées, «en vue de les soulever devant le ministre», souligne Selma. Khédija Hamdi, curator (entendez conseil en art), relate son expérience d'aide aux collectionneurs: « L'une de mes tâches est d'aider le client collectionneur à acheter des valeurs sûres, une collection c'est des idées, et un coup de cœur.». Le marché tunisien ? « Il est en train de se construire» affirme -t- elle. La parole est aux galeristes qui, en l'absence de contradicteurs, s'en sont donnés à cœur joie, entre amis, ils tiennent tous boutique en banlieue nord entre La Soukra et La Marsa, tant pis pour les absents. « Nous sommes sanctionnés parce que nous faisons du chiffre », affirme Aïcha Gorgi (galerie Ammar-Farhat) : «L'Etat ne fait pas son devoir, au lieu de nous aider, il nous met les bâtons dans les roues», renchérit Moncef M'sakni (galerie Al Marsa), Essia Hamdi (galerie le Violon bleu) en remet une couche : «La commission d'achat est partiale, ses membres m'ont annoncé que l'art contemporain ne les intéresse pas, vous voulez un exemple ... », Aïcha Gorgi, en Don Quichotte, «nous luttons contre des moulins à vent». Les flèches partent dans tous les sens, chacun y va de ses revendications. Et le sujet ? Plutôt des règlements de comptes, haro sur les directions en charge de la culture. Ça crie tollé sur la commission d'achat qui fait de l'assistanat, ça éreinte le système d'enseignement des instituts des Beaux-Arts qui ne produisent plus d'artistes, la litanie est sans fin. Une critique peu amène et à petits budgets, en somme, puisqu'elle est sans effet, ni influence, hélas ! Heureusement, une voix singulière jure avec le roulis ambiant, Fatma Kilani, en plein dans le sujet, évoque son parcours, sans hausser la voix. A la lumière de son expérience, elle semble cultiver une vertu cardinale: le partage du savoir. Venue à l'art sur le tard, elle découvre la richesse de l'art contemporain, elle achète par passion, ou aime déchiffrer l'œuvre qu'elle interroge et pénètre, les coups de foudre se répètent, son salaire ne suffit pas, elle implique son mari. A l'Ihecc de La Marsa, elle multiplie les expériences artistiques avec les étudiants avec qui elle analyse et décode des œuvres abstraites. Etonnement, les étudiants mordent à l'hameçon de l'art, elle décloisonne les disciplines, travaux et photos sur le thème de la main, suites de jeux et des œuvres d'art à la sortie. Collectionneuse ? D'abord un credo, l'art est un rempart contre l'obscurantisme, ensuite, elle affiche sa boulimie : « Plus j'en goûte plus j'ai faim, c'est plus fort que moi, plus j'achète des œuvres, plus j'en redemande, c'est de l'ordre du compulsif.» Collectionner ? «Plus qu'une passion, c'est une pathologie », dit-elle. Ah, qu'on aimerait rencontrer des banquiers, des chefs d'entreprise touchés par cette pathologie... littéralement éblouissante.