Par Foued ALLANI Le mal-développement aussi fait, hélas, que les inégalités s'expriment, et d'une façon éloquente, en termes de genre. Comme promis, (voir : Les damnés de la Patrie - La Presse : Supp. Economie, 7 mars 2012) nous essayerons, ici et maintenant, de décrire plus ou moins bien les inégalités, les principales, dont a été l'objet la femme tunisienne dans son propre pays. Celui-là même où les différents groupes dominants au pouvoir depuis notre indépendance politique ont fait de la défense des droits de la femme et de la promotion de sa condition un véritable fonds de commerce et un bouclier contre leur mauvaise réputation relative aux autres droits humains, d'une façon générale. Nul ne peut nier le progrès visible de la condition de la femme en Tunisie. Les changements socio-économiques et culturels qu'a connus le pays depuis son indépendance politique en 1956 ont, cependant, fait que ce progrès est resté parfois un beau discours où l'apanage de certaines franges minoritaires de la société. Un progrès qui n'a pas touché la majorité des femmes rurales et celle des femmes des catégories sociales pauvres et modestes des zones «rurbaines» et urbaines (quartiers populaires des grandes villes et médinas). Pire, un pseudo-progrès qui a eu sur la réalité quotidienne de cette moitié la plus vulnérable de la société un effet boomerang. Celui-ci est principalement dû aux ravages causés par la mentalité encore rétrograde de la majorité des hommes tunisiens et parfois par une mauvaise gestion de leurs droits par bon nombre de femmes. Résultat, une violence sociale multiforme qui a sérieusement mis à mal la qualité des relations entre les deux moitiés de la société. Au lieu d'évoluer vers une complémentarité harmonieuse et enrichissante, ces deux moitiés se sont, hélas, embourbées dans les sables mouvants des conflits, de la méfiance, de la vengeance et autres formes de violence, d'agressivité et de règlement de compte. Pilier de la famille donc de la société et de l'économie, la femme tunisienne a toujours considéré la vie comme un long fleuve de dévouement et de sacrifices. En contrepartie, elle a été toujours reléguée au second plan et souffert d'un épouvantable manque de reconnaissance. Elle a pourtant été au centre du projet de modernisation prôné par les réformistes et réformateurs tout au long de la première moitié du XXe siècle. Sans l'enseignement des filles et l'émancipation sociale économique et culturelle de la femme, point de progrès, n'avaient-ils cessé de rappeler. Situations paradoxales Le mal-développement a, en effet, fait que la femme tunisienne baigne, aujourd'hui, dans des situations paradoxales et ô combien révoltantes. L'obligation pour une femme mariée de mentionner sur sa carte d'identité nationale le nom de son mari, alors que le contraire ne l'est pas, la femme tunisienne est, en effet, souvent obligée de jouer plusieurs rôles à la fois et de rester, partout et à tout moment, vigilante, ce qui l'épuise physiquement et mentalement. Taillable et corvéable à merci chez ses parents, puis chez elle (chez son mari pour bon nombre de Tunisiens), la femme tunisienne est aujourd'hui écartelée par les exigences d'une pseudo-modernité et les blocages de certaines conceptions traditionnelles réductrices et humiliantes. Elle est, hélas, encore considérée comme exclusivement un objet sexuel par une bonne majorité d'hommes, vrais discours à l'appui. Ceux qui n'ont jamais accepté qu'elle puisse avoir sa propre personnalité et son indépendance effective. Quoique ces deux dernières qualités demeurent rares sous nos cieux et que bon nombre parmi nous vont interpréter «propre personnalité» par «arrogance», et «indépendance» par «légèreté». Ainsi, la femme tunisienne continue de dépenser une énergie titanesque pour lutter contre préjugés et mauvaise qualité de la vie et aussi pour réussir sa double ou triple mission d'épouse, de mère et de travailleuse, souvent sans reconnaissance de la part de la société, surtout de celle d'une bonne partie de la gent masculine encore jalouse d'une hypothétique domination. Une gent elle-même écrasée par l'ignorance, la violence, la pauvreté et l'incapacité de s'adapter aux changements qu'elles ne provoquent même pas (en marge de l'histoire). Après avoir été des siècles durant exploitée dans l'agriculture et l'artisanat, en plus de ses tâches ménagères éreintantes, la voilà livrée en pâture depuis 1972 et sa fameuse loi, à la cupidité de certains investisseurs étrangers. Ce sont les filles et femmes travaillant du matin au soir dans des conditions souvent inhumaines dans des ateliers et usines totalement exportatrices contre des salaires dérisoires et souvent sans véritable couverture sociale. Le comble est que ces ouvrières laborieuses et dociles se retrouvent souvent obligées d'entretenir des frères, des pères ou des maris qui trouvent un malin plaisir à préférer le chômage à des travaux pénibles. Moins payées que leurs homologues masculins dans le secteur agricole, elles s'acquittent pourtant des travaux les plus délicats, ceux nécessitant précision et patience, ceux qui, en fait, participent à un meilleur rendement et à une meilleure qualité. Idem dans certaines industries où, malgré l'égalité du traitement avec les hommes, elles travaillent plus avec une meilleure discipline car se sentant plus responsables de leurs familles respectives. Ce qui a pour entre autres conséquences des prestations de moindre qualité pour la famille au sein de laquelle il n'y a personne pour l'aider. Dans les administrations publiques, elles souffrent de plusieurs problèmes. Celui de l'entre 13h00 et 15h00 est sans doute le plus pénible. A la différence de leurs collègues masculins qui fréquentent les cafés, les femmes fonctionnaires ne pouvant rentrer chez elles entre les deux séances, se retrouvent dans la rue après avoir déjeuné dans d'horribles gargotes. Les injustices restent encore à relever, la plus pesante et la plus néfaste pour la société entière, étant à notre humble avis l'obligation pour une mère de famille salariée de travailler du matin au soir au détriment de la qualité des générations futures. Aucun gouvernement n'a eu la sagesse et le courage d'instaurer pour elle la séance unique. Nous y reviendrons.