Par Baccar GHERIB J'ai lu avec un certain intérêt l'article «Ruée vers le centre» de M. Ben Abbès, publié dans l'édition du 12 septembre dernier de votre journal, qui est en résumé un hymne au centre comme positionnement politique et à son supposé propriétaire authentique et exclusif, le CPR. A presque une année des dernières élections et à moins d'une année, du moins on l'espère, des prochaines, cet article appelle à tout le moins quelques remarques parce qu'il renferme une classification de la scène politique tunisienne et une vision des prochaines échéances électorales qui nous semblent foncièrement erronées. Usant de suggestives analogies physiques évoquant des mouvements de particules vers le centre – dans le cas de forces centripètes – ou vers la périphérie – forces centrifuges – l'auteur de l'article semble agacé par le constat d'une supposée «ruée vers le centre» de toutes les forces politiques venant ainsi encombrer le refuge originel de son parti qui, peu partageur et faisant valoir son titre de propriété, semble empressé de renvoyer tout ce beau monde, par un fort mouvement centrifuge, à leurs positions soi-disant originelles à la périphérie. Celle-ci devant être peuplée, selon cette approche, par les forces venant historiquement et/ou idéologiquement de la droite et de la gauche. Cette attitude jalouse et possessive par rapport au «centre» vient sans doute de la conviction que c'est là une position gagnante, expliquant, du moins, le succès relatif du CPR lors des précédentes élections. Le centre s'identifiant ici moins par des positionnements sur les questions économiques et sociales que par un «juste milieu» sur la question identitaire. Or, s'il est vrai que le 23 octobre dernier le succès est allé à ceux qui ont su jouer sur le malaise identitaire – ou le «conservatisme de réaction» pour l'auteur – il a primé aussi le discours – et je dis bien discours – de la «rupture avec le passé», car on a bien vu ce qu'il en était au niveau des faits pour ceux qui exercent le pouvoir depuis presqu'une année maintenant... Néanmoins, tout en rappelant que le spectre politique ne se décline pas, contrairement à certains phénomènes de la physique ou à la logique des rapports économiques mondiaux, selon l'opposition centre – périphérie, mais, depuis plus de deux siècles, selon l'opposition droite – gauche, et que selon cette classification, le centre apparaît souvent comme un non choix, c'est-à-dire comme un « ni – ni » ou comme un «tout à la fois», – ce qui est le cas du CPR, de l'aveu même de l'auteur – il est intéressant de revenir sur ce que M. Ben Abbès considère comme une «ruée vers le centre». Que l'auteur se rassure, celle-ci ne signifie nullement l'adoption d'un discours à la CPR revendiquant à la fois islamisme et laïcisme, panarabisme et ouverture sur l'universel, mais la compréhension par la majorité des forces politiques qu'il était dans leur intérêt – et celui du pays – d'éviter la question identitaire ou mieux de la dépasser en postulant qu'elle ne posait pas problème, comme ils ont su le faire en faisant preuve d'intelligence et de sagesse en montrant leur attachement à l'article 1 de la Constitution de 1959. C'est là que réside la modération, à ne pas confondre avec centrisme, qui évite de faire de la question identitaire un enjeu politique, pour le bien de notre transition démocratique. Ce qui posera sans doute un énorme problème à ceux qui en font un fonds de commerce, il est vrai fort rentable jusqu'ici. Toutefois, de même que les prochaines élections ne se joueront pas sur une opposition centre – périphérie (au niveau de la question identitaire), de même, elles ne se joueront pas sur une opposition droite – gauche (au niveau économique et social). Car, il est évident qu'après une année de gouvernement de la Troïka, une année de menaces sur des acquis sociétaux, de déchéance de l'action de l'Etat, de déliquescence de ses institutions et de gestation d'une nouvelle hégémonie, les élections se feront sur le choix du modèle social et du mode de vie tunisien et, mieux encore, elles se feront sur un bilan ! Ainsi, si lors des dernières élections les Tunisiens ont dû se résoudre à voter selon les étiquettes que l'on s'est auto-attribuées et/ou que l'on a réussi à attribuer aux autres, puisqu'aucun des postulants n'a été réellement aux affaires, cette fois ils voteront sur des bilans, ils jugeront les actions et les positions des uns et des autres sur plusieurs dossiers et à différentes occasions et crises. Ils seront appelés à juger, notamment, le bilan – très mauvais – de la Troïka. Voilà, en effet, un point sur lequel nous partageons entièrement l'avis de M. Ben Abbès : «Les Tunisiens sont intelligents et ont de la mémoire» ! Et s'ils sont modérés concernant la question identitaire, on ne leur fera pas oublier l'aggravation de leurs problèmes sécuritaires, économiques et sociaux, sous le règne de la Troïka en leur servant un discours centriste aussi beau et bien formulé soit-il. Les prochaines élections ne peuvent être une réédition des dernières. Car, entre ces deux échéances, il y a eu une histoire – et quelle histoire ! – faite d'actes, de décisions, de choix, de positions et de déclarations, qu'il ne sera pas facile à faire oublier aux Tunisiens. Il est de bonne guerre d'essayer de proposer de nouveau la configuration des élections précédentes, celles qui se sont faites sur la question identitaire et les étiquettes, et qui a fait gagner les composantes de la Troïka, mais les Tunisiens ne s'y laisseront plus prendre. Il est de bonne guerre d'essayer de rebondir, de se replacer, dans un paysage politique qui ne cesse de se recomposer et où peu sont assurés de conserver leurs positions, mais pas en faisant abstraction de l'histoire, en la gommant. Aux prochaines élections, toutes les forces politiques seront comptables de leurs actes devant les Tunisiens. Elles devront assumer leur bilan !