Pendant des dizaines et des dizaines de millénaires, et sans doute bien avant que l'intuition monothéiste ne se soit fait jour dans la tête d'un homme, nos lointains ancêtres construisaient leur vie religieuse dans le pressentiment d'un ordre cosmique : un ordre cosmique qui avait ses tenants – les dieux – ainsi que ses défenseurs parmi les hommes, à savoir les prêtres. Ces derniers correspondaient à cette catégorie de nos congénères qui prétendaient avoir une sorte d'intelligence de l'ordre en question et qui, à ce titre, étaient en mesure d'expliquer à leurs frères ce que c'est que de respecter cet ordre... Ce que c'est aussi que de prévenir toute atteinte contre cet ordre qui pourrait provoquer la colère des dieux. Un tel univers a connu depuis ces temps reculés deux grandes transformations. D'une part, les religions monothéistes sont venues dénoncer cette conception d'un monde habité par des dieux et dont la défense de l'ordre se confondrait, finalement, avec l'expression des humeurs capricieuses et parfois violentes d'une multitude de divinités. D'autre part, le progrès de l'esprit scientifique chez l'homme a balayé l'idée d'un ordre cosmique dont l'intelligence serait le privilège des prêtres... Il n'en reste pas moins que cette forme très ancienne de vie religieuse s'est perpétuée dans bien des endroits de la Terre. Or elle présente malgré tout une sagesse qui a pour elle l'avantage d'une très longue expérience. En particulier face au mal qui atteint l'âme humaine : la « folie » ! Ou ce qu'on appellerait aujourd'hui la névrose. Le « shamanisme » désigne sans doute cette sagesse qui s'est maintenue dans des contrées aussi différentes que la Sibérie, l'extrême nord de l'Amérique ou ses grandes plaines avant l'arrivée des « blancs », les villages d'Amazonie, certaines régions d'Afrique méridionale... Par-delà les différences de « langage religieux » d'une région à une autre, la guérison revient à réinsérer l'individu atteint du mal au sein de l'ordre cosmique dont il s'est exclu lui-même en commettant un acte qui a déplu aux dieux. Le prêtre-guérisseur est celui qui va calmer la colère de ces derniers. Il va le faire à travers des gestes réparateurs qui renouvellent en même temps la soumission des hommes à l'ordre auquel président les divinités. Ce qui fait le génie de cette approche thérapeutique, c'est justement que celui qui se trouve livré au désordre – parce que mis en dehors de la sphère de l'ordre cosmique en raison de ses fautes – va recevoir l'honneur d'être celui par qui l'allégeance de la communauté tout entière va être réaffirmée en faveur des dieux. N'oublions pas que les séances de guérison présidées par le shaman ont souvent un caractère collectif : ce sont des moments forts de la vie religieuse. Il y a donc comme une fonction des individus malades dans l'organisation de la société, dans l'affirmation de l'adhésion effective de cette dernière à l'harmonie universelle. Ce qui prémunit ces individus aliénés contre toute exclusion sociale d'abord, et ce qui garantit pour eux la mobilisation de tous en vue de leur retour à l'intérieur des limites de l'ordre cosmique. L'approche shamanique face à l'homme qui est en proie au démon est donc de le tirer de sa solitude en lui attribuant une utilité religieuse dans le cadre général de la vie de la société. Or cette approche n'est pas celle que développe le monothéisme quand il évoque le thème du combat contre le démon... Thème particulièrement présent dans les Evangiles, où Jésus est présenté souvent comme celui qui délivre des hommes du démon dont ils sont possédés... Il est même celui à qui les démons obéissent : ils lui obéissent quand il leur ordonne de sortir ! Cette approche est différente parce qu'elle ne cherche pas à délivrer l'individu de la solitude qui l'éloigne à la fois de la communauté de ses semblables et de l'ordre cosmique : au contraire, elle le pousse plus avant dans cette expérience de la solitude à travers laquelle seule il découvre l'immensité de Dieu et, du même coup, l'impuissance du démon, sa vanité ou sa nullité. Le combat contre le démon se confond dans l'univers monothéiste avec la découverte de Dieu. Or cette découverte est l'aboutissement d'un chemin essentiellement et profondément solitaire, par quoi l'homme se découvre lui-même, non pas comme habitant d'un cosmos délimité par son ordre, mais comme dépositaire et acteur d'un projet universel... D'un projet de paix universelle !