Par Jamil SAYAH Aucun pays du monde arabo-musulman n'a reçu une charge symbolique aussi lourde que la Tunisie après la Révolution, et aucun n'a fait l'objet de discours mythique aussi fortement investi et aussi violemment contradictoire. Si gouverner comporte toujours un pôle opératoire impliquant l'utilisation des connaissances pour administrer les choses et les personnes et contrôler leurs comportements, il comporte également un rôle pulsionnel ayant pour objectif de faire en sorte que les citoyens soient en mesure d'adhérer à une idéologie, à un parti, à un courant et de s'identifier peu ou prou à ceux-ci. Sans un minimum de consensus, sans la formation d'un lien politique attachant les hommes les uns aux autres et favorisant entre eux des liens de fraternité et de solidarité, aucun gouvernement ne pourrait perdurer. Et ceci dans notre société qui a voulu instituer la dignité comme le nouveau sacré transcendant les différences et susceptible d'exiger de chacun de ses ressortissants l'adhésion à cet idéal. Une telle vision est-elle partagée par le leader du parti islamiste au pouvoir? Cherche-t-il le consensus politique et la paix sociale ? Dans deux séquences vidéo apparues sur la Toile, on voit Rached Ghannouchi exposant une stratégie à venir peu rassurante. Il est bien décidé à imposer à la société tunisienne une thérapie d'islamisation forcée. Il désigne une conception sociopolitique dont les traits essentiels sont l'antidémocratie. Là réside assurément le côté obscur des propos du guide nahdaoui. Ils sonnent la fin de l'espoir d'une mutation démocratique de l'islam politique. La matrice demeure inchangée: islamisation par le bas et autoritarisme par le haut. 1) Ghannouchi ou la recherche d'une adhésion totalisante de la société Nous nommons une gestion totalisante des affaires publiques une gestion qui veut accéder au statut du sacré unique et plus encore à la sphère numineux dans la mesure où ce terme renvoie non seulement à la transcendance, mais également au mystérieux, à la fois ambigu et effrayant. Dans un tel cas, le parti surplombe l'ensemble de ses concitoyens qui lui sont (dans sa logique) liés par une dette de reconnaissance (biââ). Tout vient du parti et tout doit y revenir. Cette vision qui affirme l'existence d'une adhésion compacte totalement identifiée à l'appareil gouvernemental censé exprimer la quintessence de la volonté populaire, ne peut se forger qu'en se donnant un système unique de référence de sa légitimité. Pour Ghannouchi : c'est l'Islam politique. Cette référence doit être apte à fournir les réponses adéquates à toutes les questions. Elle doit se donner comme la vérité ultime. Dès lors, cette vérité doit être proférée par tous les moyens, y compris par la violence. Elle demande l'adhésion, la soumission totale, la dévotion, l'admiration, l'idolâtrie. Point de critique. Si des obstacles existent, ils ne peuvent être que le fait des «laïcs», des hérétiques ayant le virus de la liberté et de la modernité. Il faut alors les combattre. Pour ce faire, le leader islamiste propose d'infiltrer l'Etat et instrumentaliser ses forces légitimes. Mais dans l'attente de cette islamisation par le haut, il suggère de recourir aux «frères», les plus salafistes d'entres eux. Il se chargeront de faire la police, ramener la partie récalcitrante de la société et ses institutions au droit chemin. On arrive ainsi finalement à l'opposition de deux aspects de la réalité sociale entre lesquels il faut bien choisir, et qui s'imposent à chacun à sa façon : la force et le droit. La brutalité devient un mode de gouvernement. Le salafisme bras armé de ceux qui gouvernent est autorisé (avec bénédiction du chef ) à écraser sous son talon les revendications de droit sous l'œil bienveillant des autres «frères» d'Ennahda. Ainsi, on le voit donc, Ennahda et le salfisme sont irréductibles à une même mesure. Ils se présentent dans leur contraste aux Tunisiens comme une providence. Il faut la concevoir (cette providence salafo-nahdaouie) comme la croyance qu'une puissance divine pénètre dans notre société, et tôt ou tard y assurera la victoire du bien sur le mal. Conséquence, le problème politique devient en fin de compte un problème purement de conquête religieuse. D'où la grossièreté d'une propagande éhontée contre l'ennemi intérieur : les opposants, l'armée, la police, les journalistes, les syndicalistes... Bref, tous ceux qui ne pensent pas comme eux. 2) Ghannouchi ou la négation d'un Etat civil Les obstacles à l'extension continue de la démocratie dans notre pays sont encore nombreux. La résistance la plus évidente vient de la pratique de la majorité gouvernementale. Leurs fidèles et surtout leurs clergés ne sont pas forcément dispensés à accepter le principe d'un Etat civil, qui suppose que la foi devienne une affaire personnelle et l'autorité publique n'a pas en la matière à intervenir, que ce soit pour inciter ou réprimer. En somme, ce conflit entre tradition et modernité est susceptible de prendre un tour aigu. Une poussée désintégratrice des échecs économiques, des injustices sociales, des mécontentements conjugués qui en découlent y soumet à rude épreuve les formules ambiguës de l'Islam politique. Cette remise en question peut certes déboucher sur la recherche d'une démocratie franchement séculière, mais elle peut aussi conduire à récuser l'idée de démocratie comme espace de débat et de libertés. Ennahda tente dans ce cas à faire prévaloir le principe majoritaire. «Je suis en nombre majoritaire, j'ai donc politiquement raison». Point de discussion. Or, en démocratie, il existe aussi le principe de l'abus de majorité. Lorsque Ghannouchi expose sa conception islamiste de la démocratie confondant deux idées qui doivent, à notre avis, être séparées, il tombe dans la négation des principes démocratiques. En effet, en voulant faire croire que l'idée selon laquelle toute décision émanant du gouvernement traduirait exactement les exigences de l'intérêt collectif et donc incritiquable, c'est une manière de gouverner par injonction. Au contraire, nous estimons que si le processus démocratique de la décision est respecté, il doit assurer aux citoyens la plus large autonomie possible pour apporter la contradiction à une décision qui n'est en réalité qu'une traduction normative d'une position idéologique. Donc partisane. Mais le leader islamiste ne partage pas ce point de vue. Car dans son ADN idéologique, il rejette la dialectique. Il ne peut accepter qu'on lui apporte une quelconque contradiction. Aussi, son mouvement est constamment mis en état d'alerte pour prêter main-forte au gouvernement. Toutes les oppositions formulées contre la marche gouvernementale sont vécues par les «frères» comme une trahison de la part des personnes qui les portent. Ils ne comprennent pas que la noblesse de la démocratie est d'avoir prévu l'indispensable respect de la minorité. Alors les «frères» sont-ils au fond démocrates ? D'autre part, en principe, les décisions prises par une majorité ne doivent porter atteinte aux conditions d'existence du système démocratique. De ce point de vue, ces décisions ne peuvent en aucun cas avoir pour objectif ou pour conséquences d'annihiler les droits fondamentaux et les libertés qui constituent les conditions de l'autonomie des citoyens. Il s'agit, entre autres, des droits qui permettent à ceux-ci de participer au processus de décision collective, tels que les droits qui rendent possibles la formation, l'expression et la discussion....Diverses procédures devraient être mises en place pour assurer la protection des droits en jeu. La possibilité qui serait offerte, par exemple, à l'opposition de provoquer une nouvelle délibération quand la décision portant sur des choix de société ne faisant pas l'unanimité serait certainement l'expression d'un respect de la diversité politique de la part de la majorité. Mais le chef d'Ennahda n'en a cure. Les mêmes équivoques, les mêmes contradictions intimes se retrouvent donc partout à la racine de cette islamisation forcée à laquelle il nous convie. Il prétend redresser les volontés et les cœurs. Or il ne fait appel, en réalité, qu'à des sentiments mesquins et médiocres. C'est une sorte de quadrature du cercle qu'il propose : faire jaillir à nouveau les énergies nationales par l'injonction, l'agression ou la ruse. Susciter un effort de courage civique au-dedans par une complète soumission au dehors, notamment aux monarchies du Golfe. Réveiller le sentiment de l'intérêt général, en le mettant pour commencer au service de ses partisans (même pratique que Ben Ali). Faire de l'éducation un projet, mais en pliant l'école et l'université aux gestes et aux attitudes d'une horde de sauvages salafistes. Accepter l'aide des pays amis tel que le Qatar, pour mieux se plier plus docilement à ses consignes. Comment alors construire une démocratie, un Etat de droit, si l'on ne fait appel en chacun qu'à des sentiments de haine et de rejet ? Comment fortifier le sentiment de solidarité nationale en ne s'adressant et en ne donnant satisfaction qu'à ses propres partisans ? Voilà un an après l'accès au pouvoir de l'Islam politique, la Tunisie est en train de découvrir une autre vérité, à savoir que l'enracinement de la démocratie dans les esprits, l'acceptation par tous de ses principes l'obligent à prendre elle-même en charge les conditions de sa survie et de son développement. Et que l'implantation de la démocratie dans notre pays nécessite le courage et l'engagement politique. Cela passe aussi par la capacité de ce peuple à lever définitivement l'hypothèque de l'Islam politique qui, on le voit jour après jour, nous démontre son incapacité à apporter les solutions aux maux dont souffre notre société. Sauf agiter la peur par la médiation salafiste et réveiller des vieilles lunes telles que vouloir introduire la charia dans la Constitution. Les nahdaouis et leur chef touillent dans une marmite dont on connaît la saveur. Pour s'en sortir, point de miracle. Il faut nous fortifier dans le sentiment de notre bon droit, de notre volonté de ne plus se laisser faire. C'est seulement en affirmant encore, en nous redisant sans cesse à voix haute (pour que Ghannouchi et ses partisans l'entendent) notre acte de foi en la valeur de la raison, de la justice, de la liberté, du progrès et de la démocratie. A chaque fois que notre peuple a côtoyé l'abîme (et parfois y est tombé) il a su changer de cap et s'inventer de nouveaux investissements. Pour le moment, il observe, il juge, il découvre l'indigence de ceux qui le gouvernent. C'est pour cette raison que nous pensons qu'un peuple qui a fait la Révolution ne va plus accepter ni la soumission ni la démagogie, surtout religieuse. La «Tunisie est un pays certes musulman, mais non point islamiste». La différence fondamentale entre Ghannouchi et la majorité des Tunisiens : le chef nahdaoui veut islamiser la modernité et les Tunisiens veulent moderniser l'Islam. *(Professeur de droit public)