Avec l'arrivée des festivals et leur cortège de concerts, les plumes s'affûtent (il est bien temps !), mais les questionnements sur le rôle et le contenu de la critique musicale pointent de nouveau. Il fut un temps, pas si lointain, où les musiciens instauraient leur art sans médiateurs et où juger de la musique était inhérent à la culture de chacun. Plus aujourd'hui, avec l'essor de l'industrie artistique et l'explosion des satellitaires : désormais il y a bien distinguo entre une musique devenue «acte hautement social»… se passant, au besoin, de ses érudits et de ses techniciens, et une critique «plus que jamais incertaine sur ses méthodes d'appréhension»… Deux exemples de combats Le problème est connu de nous tous, journalistes et commentateurs des spectacles : il s'agit de savoir si la nouvelle écoute de masse, l'uniformisation et la strandardisation croissante des goûts laissent encore de la place à l'écrit musical. Mieux : y a-t-il encore utilité à recourir à la référence esthétique et aux critères du beau? A vrai dire, le métier de critique aborde une phase pénible. Il ne fait plus face à l'inculture de certains, il se retrouve seul au milieu d'une «transmutation collective». Solitude vaine dans «une sorte d'indifférence généralisée». Le combat a-t-il cessé pour autant ? On ne démord pas : c'est non. Nous ne croyons pas à la fatalité du déclin, encore moins à «la linéarité de l'histoire». Ce sont les hommes qui créent les contextes favorables ou défavorables aux arts. Eux seuls font péricliter la musique, eux seuls sont les artisans de sa renaissance. Deux exemples : le XVIIe musical en Europe et la seconde moitié du XIXe en Egypte. Avant le XVIIe en Europe, la musique était l'apanage de l'Eglise et des campagnes. Chants de prières et rituels populaires. L'émergence des monarques mécènes a fait surgir le siècle des virtuoses, avant de baliser la voie aux génies musiciens des lumières. Avant 1850 en Egypte, la musique turque maintenait sous l'éteignoir la tradition musicale arabe. Affaire de domination, hégémonie d'occupants. Un petit courant nationaliste inspiré par le cheïkh Abderrahim Masloub eut l'idée d'inventer le dawr: forme typiquement égyptienne, mêlant le classicisme ancien (omeyyade, abasside et andalou) aux gammes et intonations locales. Effet de choc, irréversible. Depuis le cheïkh Masloub jusqu'au milieu du XIXe, le dawr égyptien allait déteindre sur toute la création musicale arabe : le qacid contemporain en a résulté, de même que les chansons du peuple et l'opérette (cheïkh Salama Hijazi et Sayyed Derwish), les monologues jusqu'à la chanson rahabienne, jusqu'à la chanson de clip. Tout est né de la même et unique souche orientale et arabe. Fait des hommes seuls. Acte de précurseurs. Pas un verdict imposé de l'histoire. Pas une sentence de la fatalité. Une feuille de route Le combat de la critique musicale continue donc. Il s'annonce long et difficile car il lui faut lutter contre des phénomènes structurels. Mais rien n'atteste qu'il soit frappé d'impossibilité. La feuille de route? D'abord une prise de conscience à l'échelle de toute la profession. Si le secteur du grand commerce et de la grande industrie musicale use de son pouvoir financier, la critique, elle, garde sa bonne marge d'audience. Ce n'est pas l'équilibre des forces encore, mais l'ancrage culturel et l'impact de la mémoire agissent toujours sur les publics. La continuité est toujours effective entre les générations. Un avantage que n'égale ni le consumérisme ni la puissance de l'argent. La formation ensuite : nous avons tous besoin de nous forger un savoir artistique et historique consistant. D'être constamment prêts à contrer les slogans publicitaires et les stratégies mercantiles à force d'analyses dialectiques et d'arguments techniques. Les marchés passent, la connaissance résiste à l'épreuve du temps. La communication enfin : garder toujours le contact sans céder au découragement, sans être impressionné par la déferlante des «nouvelles musiques». Chercher sans cesse à initier les jeunes à leur patrimoine passé afin de leur redonner le goût de la pérennité musicale. Les convaincre surtout d'une chose : «Que ne durent et perdurent que les pierres du fleuve». Que si l'art est éternel, c'est parce que par sa vitalité, sa sincérité, son universalité, il réussit à transcender la contingence des siècles. Disons à nos jeunes ceci : pourquoi un nom comme Abdelhalim résonne-t-il encore dans leur écoute, pourquoi sans jamais avoir connu cet artiste de son vivant, continuent-ils d'acheter ses disques et ses albums par millions? Et pourquoi Oum Kalthoum, disparue voilà quatre décennies, les fait-elle encore vibrer par ses chansons et son chant? Pérennité, éternité : tels sont les arguments millénaires de la musique. Et ils restent, Dieu merci, les vrais outils de combat de la critique musicale. Nonobstant les mille et une apparences contraires. Nonobstant les mépris et les denis de la pseudo-modernité.