Les premiers saisissent l'événement dans son immédiateté. Les seconds lui offrent leur mesure de compréhension, dans la durée. Amenés à croiser leurs temporalités différentes, pour donner du sens à l'inouï, journalistes et chercheurs en sciences sociales se sont rencontrés, le 6 avril à l'Irmc (Institut de recherches sur le Maghreb contemporain)... Une première pour réfléchir la «frénésie» des uns et le «rigorisme» des autres plus que jamais battus en brèche depuis le 14 janvier. Du côté des journalistes, on reproche souvent aux chercheurs une certaine frilosité : les sciences sociales ne doivent-elles pas participer à l'entreprise démocratique d'explication du temps présent ? N'ont-elles pas les moyens de prédire l'événement? Du côté des chercheurs, le rapprochement avec le journalisme est souvent perçu comme une perte d'autonomie : s'occuper de l'actualité, c'est accepter l'événement tel qu'il est déjà construit par d'autres discours et se soumettre à une temporalité autre. Organisée autour de cette problématique, par deux jeunes sociologues de l'Institut de recherches sur le Maghreb contemporain (Irmc), Stéphanie Pouessel et Ophélie Arroues, la rencontre «Sciences sociales et journalisme face à l'événement» est partie d'une inquiétude de chercheurs : qu'est-ce qui les distingue de ces autres enquêteurs que sont les journalistes devant l'événement majeur et lors des bouleversements politiques profonds ? Que fait le journalisme des sciences sociales dès qu'il s'agit de penser l'événement ? En répondant à l'irrésistible sollicitation médiatique imposée par la lecture instantanée de l'événement, les sciences sociales doivent-elles préserver leurs grilles d'analyse habituelles ou sont-elles, désormais, contraintes à faire leur révolution? Ne risquent-elles pas de s'anéantir en tant que sciences sociales et de perdre les remparts de leur autonomie en acceptant de s'inscrire dans l'actualité et de saisir l'événement, dans son immédiateté ; tel qu'il est construit par les médias...? «Les chercheurs pris au piège de la tentation médiatique» Et cette inquiétude de chercheurs croise une perpétuelle frustration de journalistes devant la prudence et le décalage qu'observent les sciences sociales à répondre à leur quête pressante de sens, d'éclairages et d'idées à saisir au cœur de l'événement. Souci d'angle, d'intelligibilité, d'objectivité, de fiabilité et de crédibilité, voilà le carrefour où le journaliste rencontre le chercheur, avec en perspective un public en droit d'être informé et de comprendre. Chercheurs et journalistes condamnés à croiser leurs différentes temporalités au service de l'événement dans sa double dimension surprenante et révolutionnaire... Tout porte à le croire depuis toujours, mais surtout depuis le 14 janvier 2011. Quand advient la chute de la première dictature qui va alimenter l'effet domino des révolutions arabes, ni les journalistes ni les chercheurs en sciences sociales ne s'y attendaient vraiment. De rares travaux sur le bassin minier, sur le rôle des avocats, c'est à peine si quelques thématiques étaient plantées du côté des sciences sociales. D'où la forte culpabilité, la même qui va, d'un autre côté, peser sur les journalistes tunisiens. Dans une ultime atteinte à la liberté de la presse, auto-assumée comme une fatalité historique, ils ne couvrent pas les quatre semaines de révoltes régionales, de manifestations et de sanglantes répressions. Tentés les uns par la posture des autres, chercheurs et journalistes vont, dès lors, prendre le train en marche. «Les chercheurs en sciences sociales ont eu des réactions problématiques ; un empressement à faire leur mea culpa et à répondre à la forte sollicitation des médias, une médiatisation croissante des sciences sociales au risque de l'improvisation, un besoin de se redéfinir émanant d'un télescopage entre ce qu'on attend de la recherche en période de bouleversements et ses postures has-been», explique Stéphanie Pouessel qui définit l'événement comme un choc émotionnel, une rupture d'intelligibilité et un propulseur de nouvelles grilles que les sciences sociales ont rôle de construire. «Ego, ou devoir de parole, les chercheurs se sont laissés prendre au piège des journalistes», soutient de son côté Ophélie Arroues, pour qui faire face à «la concurrence des médias» et tout ce que le journalisme fait des sciences sociales, en matière de temporalité et de clés de lecture, requiert «une recherche décomplexée ; qui se montre en train de se faire et qui appréhende le journalisme comme un relais de la raison sociologique». L'événement est-il vraiment «Un» pour les journalistes et les chercheurs ? En conclusion d'une démonstration de la toute puissance des médias comme instrument de propagande et de travail sur l'opinion, Riadh Ferjani, chercheur en sciences de l'information et de la communication, avance que «c'est dans cette vulgate que doivent s'inscrire les sciences sociales». «Postures multiples et imbriquées, styles, lisibilités et méthodes de vérification mêlés, tentation médiatique, propension à la bipolarisation, l'inédit du 14 janvier laisse, à ce jour, place à une situation de confusion, de tension permanente et d'émotion qui rend difficile de dégager de nouvelles grilles d'analyse», explique Arbi Chouikha, enseignant chercheur dans une communication intitulée «Chercheurs en sciences sociales et journalistes au miroir des évènements». Au retour de cette journée qui a réuni journalistes, chercheurs en sciences sociales, en histoire, et en sciences de l'information et de la communication, un message essentiel est passé : l'événement continue à surprendre car il n'est pas vraiment «Un» pour les journalistes et les chercheurs, même si tous deux ont pour rôle de prouver son authenticité, d'y traquer la preuve par l'enquête et de le soumettre à l'épreuve de l'intelligibilité... En attendant de collaborer à «une restitution équilibrée du réel immédiat».