Elle approche, la saison d'été, à pas de géant, et les festivals sont à nos portes. Les deux font la paire. Comment peut-il en être autrement dans un pays où l'on aime la vie ? Et, en été, chez nous, la vie c'est la sieste l'après-midi et la musique le soir ! Entre les deux, le farniente dans la mesure du possible. Tout le monde se prépare à recevoir cette saison de plus en plus courte comme on reçoit un être cher. Le public est déjà aux aguets, attendant la liste des chanteurs probables. Les filles rêvent de voir leurs idoles en chaire et en os sur nos scènes et qu'importe si Georges Wassouf n'a plus de voix ou si Hani Chaker prend de l'âge ! Les journalistes et les critiques aiguisent leur mine de crayon et chargent leur appareil photo. Les sujets coulent à flot et ils n'ont que l'embarras du choix. Quant à nos artistes, ils ont subitement la bougeotte ces derniers temps. Qu'il s'agisse de ceux qui sont confirmés ou de ceux qui sont à la traîne, de ceux qui connaissent la musique ou des intrus, des nombreuses cigales ou des rares fourmis, la fièvre a déjà atteint son paroxysme… Nous aimons les festivals et, des festivals, il y en a ! Quatre cents !! Tout le monde finira par y trouver son compte. L'été, c'est une aubaine à ne pas rater. Aussi la fièvre est-elle montée , celle du samedi soir mais aussi celle du lundi, du mardi et de tous les autres jours de la semaine, au grand bonheur des noctambules et des mélomanes mais également des marchands de glibettes, de cacahuettes et de chwingums de toutes sortes. Nos soirées d'été sont uniques et la douce brise qui souffle sur les gradins de Carthage, de Hammamet ou de Bizerte n'a d'égal que le désir de nos artistes de nous faire vibrer au son de leurs voix suaves et au rythme de leurs chansons préparées pour l'occasion. C'est ainsi qu'à un mois de ce rendez-vous juteux, ils sont déjà sous pression et multiplient les contacts, les interviews, les conférences de presse et autres émissions radiophoniques ou télévisuelles pour la nécessaire propagande. Certaines espèces animales sont prolifiques à certaines saisons uniquement et si l'homme est constitué pour être prolifique à tout moment de l'année, l'artiste, lui, est souvent en hibernation pendant les trois quarts de l'année mais si généreux l'été. Le cri du corps L'été, c'est la saison de tous les excès. On y donne libre court à ses instincts ; on s'y laisse aller quelque peu. Les fêtes ne se comptent plus ; les plaisirs augmentent. Les désirs aussi. Les spectacles d'été deviennent une occasion de retrouvailles, de convivialité. Le corps y retrouve une énergie nouvelle, étonnante; et si on y sort plus, on y dort moins. La musique devient la raison ou le prétexte au défoulement, à Carthage comme ailleurs, tant qu'il y a du rythme, et tant qu'il y a du monde, beaucoup de monde. On y va pour écouter mais aussi pour danser. Certains spectacles sont destinés aux mélomanes. Mais on voit aussi des corps s'en donner à cœur joie. On se défoule en dansant, en gigotant, en se tortillant comme des anguilles. On se casse, on se plie, on se déhanche, on se défoule. Et quelques fois, peu importe si le chanteur chante du beau ou du moins beau. Tant qu'il y a du rythme… Qu'il chante l'amour, la haine, la peur, la vie , la mort… On danse. Peu importe le texte, tant qu'il y a du bruit, «le corps exulte», comme disait Brel. «Des notes qui s'aiment !» La vie d'artiste est aléatoire. Nous n'avons pas rencontré beaucoup d'artistes heureux. Tous veulent faire mieux. Tous veulent faire plus, nous donner davantage de bonheur et en prendre eux aussi leur part légitime. Derrière la façade d'artiste, il y a l'homme, l'être humain qui rêve, qui souffre, qui peine. Ils voudraient plaire, convaincre, être aimés. Ce besoin, ils le ressentent plus encore que le commun des mortels, mais à quel prix ? Hormis le talent, condition sine qua non, ont-ils tous vraiment les moyens d'imaginer un spectacle de rêve où ils viendraient injecter le bonheur dans les veines d'un public venu chercher la brise d'été qui remplit les cœurs et fait oublier les soucis du quotidien ? La conception de spectacles de qualité ne peut se faire sans des moyens matériels adéquats. Il n'en reste pas moins vrai, et cela nous le vivons, nous le voyons, qu'il y a des artistes qui cherchent, qui créent, qui travaillent, qui veillent pour se surpasser. Ils n'ont que faire de l'été et de ses festivals où les gens sont plutôt en quête de retrouvailles en famille ou entre copains, la température aidant à sortir des murs chaudement étroits et à fuir la canicule. Ce sont les fourmis de l'art, qui pensent musique, qui parlent musique, qui rêvent musique, tous les jours, toute l'année. Quant aux autres, ces artistes de l'été, qui hibernent neuf à dix mois, pour réapparaître le temps des festivals et dont les projets se résument à quelques refrains d'Om Kalthoum ou de Melhem Baraket, ou à des reprises de chansons du tourath, à ceux-là qui réclament les scènes les plus prestigieuses, il vaut mieux d'autres scènes, celles de nos mariages d'été, où les décibels sont là pour couvrir les fatigues des cordes vocales et les fausses notes… Et là, souvent, ils font salle comble. Quoi qu'il en soit, la balle est désormais dans le camp des artistes. Les réussites de l'année dernière à Carthage et ailleurs, grâce au choix judicieux et on ne peut plus légitime, de donner leur chance aux artistes tunisiens, et de miser en même temps sur les grosses pointures étrangères, devraient inciter nos compatriotes à se surpasser. Tout comme Amadeus Mozart qui «met ensemble des notes qui s'aiment», ils se doivent de nous enchanter, de nous donner du plaisir. Ils nous le doivent bien, nous qui les chouchoutons et les mettons sans cesse sur un piédestal. Sinon, que serait le monde sans le génie de l'art ?