Par Nebil RADHOUANE(*) Peu de colloques auront été aussi bien couronnés que celui organisé il y a bientôt quatre ans, les 3, 4 et 5 décembre 2009 sur " Les étrangers et l'étrangeté dans l'écriture de Marguerite Duras ", dont les actes sont aujourd'hui réunis dans un beau volume au titre modifié utilement autour des concepts fédérateurs et très durassiens de l'altérité, l'étrangeté et la douleur(*). Publiées à l'instigation et sous la direction de Najet-Limam Tnani, Professeur à la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, spécialiste de Duras et de Genet, de la sémiologie de l'image et de l'histoire du cinéma, dix-neuf communications traitent, soit en accord soit en divergence mais toujours en prise avec le texte, de cette nébuleuse durassienne qu'est l'étrangeté, où d'ailleurs Kristeva a vite fait de voir " l'attribut principal " d'une œuvre et la marque singulière d'une écriture. L'ouvrage reprend vraisemblablement le programme du colloque divisé en trois volets : le premier porte sur le rapport de l'altérité au désir, à la portée érotique de l'étrangeté comme notion associée à son tour à l'altérité, dans la mesure où toutes les deux ne sauraient se concevoir, se percevoir, sans renvoyer aux épreuves extrêmes et aux expériences limites de l'extranéité (l'étrangéité). Le deuxième volet est consacré aux représentations de l'altérité et de l'étrangeté dans l'œuvre durassienne. Se posent alors les problèmes d'identifications imaginaires, culturelles, psychiques ou " fantasmatiques " liés aux présupposés biographiques tout aussi bien qu'à l'intertexte de toutes les sémiotiques adjacentes dont surtout le cinéma. L'étrangeté, trait spécifique chez Duras, est dans le même temps un coefficient indissociable de la création littéraire. C'est pourquoi le troisième et dernier volet rapproche plusieurs expériences romanesques de l'univers durassien où l'on retrouve les mêmes topoï de l'altérité, à savoir l'exil et le voyage qui, à leur tour, trouvent leurs pendants en négatif dans les exclusions raciales, ethniques ou colonialistes. Etrangeté du désir et incommunicabilité chez Duras D'après les communications du premier volet, toutes centrées sur une certaine négativité de l'étrange, "Les chantiers ", " Emily L", "La douleur " ou encore " La maladie de la mort " (textes illustratifs de l'œuvre durassienne), sont soumis au régime d'une écriture hantée par l'incommunicabilité de l'amour et "l'altérité absolue de la mort". Analysant "Les chantiers" de Marguerite Duras, Robert Harvey, de State University of New York, développe l'idée de Kant à propos du sublime. Perçu, éprouvé, à travers une expérience érotique, dont l'étrangeté est contrôlée par la régie vacillante de "l'indécidable" et du "plaisir négatif", l'objet du sublime est lui-même suspendu entre le désir et son inassouvissement, puisqu'il est constamment " en chantier " et porte en lui-même l'altérité de sa propre mort. La négativité de l'étrange trouve d'autres expressions dans la communication de Jean Arrouye, de l'Université d'Aix-Marseille, qui aborde la question de l'incommunicabilité de l'amour dans " Emily L ". Or cet échec de l'amour ne saurait trouver ni complément ni comblement dans l'acte d'écrire, dont les vertus cathartiques ou compensatoires semblent desservies par les mystères qui gouvernent la négativité de nos amours dans la vie et l'étrangeté de nos quêtes dans la littérature. Cette idée est poussée à son extrême dans la communication suivante, celle de Llwellyn Brown, de l'Université de Nanterre, pour qui l'étrangeté mène à la " défaillance de la littérature " et renvoie à cette formule effarante de Duras : " Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment au regard de quoi la littérature m'a fait honte. " Plutôt qu'une catharsis, plutôt qu'un art de complaisance et de "consolation", la littérature n'a d'autre alternative que de "maintenir vivante l'expérience de l'étrangeté comme ce qui touche l'imprescriptible singularité de chacun." Fadhila Laouani, de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de La Manouba, propose une étude de quelques extraits dans tour à tour "La douleur" et "Ecrire ". Une réflexion profonde sur quatre personnages dont l'étrangeté s'est muée en destinées inverses : un mari déporté et un traître torturé dans "La douleur" finissent étrangement dans le " dé-visagement " inhumain et la dissipation identitaire ; un aviateur anglais et une mouche dans "Ecrire" rejoignent au contraire, à travers l'expérience de la mort, l'identité absolue. Allusive et expressive, la structure alternative du titre: "L'épouvante ou les mots : la mouche en son visage" illustre parfaitement cette métaphore de l'écriture qui survit à la mort. "A mesure que j'écris, j'existe moins" Avec la communication de Maha Ben Abdelhalim, de Paris 4 Sorbonne, nous pénétrons résolument au cœur de l'écriture dans son extériorité, dans son extranéité extrême. Remarquable analyse empreinte à la fois de rigueur et d'émotion, la réflexion de Maha Ben Abdelhalim sur l'étrangeté interroge le prestige de l'écriture dont la performativité " répond à l'impossibilité de l'événement dans la réalité ". Le paradoxe de l'écriture comme lieu d'étrangeté, d'indicible et de manque conduit chez Duras au " désassujettissement " des personnages " auquel correspond une construction du sujet de l'écriture, de l'écriture comme Sujet. " Dans un entretien, Duras avait justement dit : "A mesure que j'écris, j'existe moins. " La seule réalité est donc la fiction, et l'écriture est le " seul corps certain ", étrange, oui, mais " à qui ne sait pas le voir ". Sandrine Luigi-Vaudrey, de Paris 3 Sorbonne Nouvelle, développe plus avant la question de l'étrangeté qui d'abord caractérise l'écriture dans la matérialité du signifiant, de la forme. L'étrangeté de l'écriture durassienne est jugée suivant une échelle de valeurs stylistiques : le " bien écrire " et le " mal écrire ". Dans un rapport tendu et tendanciel entre ces deux régimes d'écriture, se tisse un discours métissé où le jet de la langue authentique (au point d'être inédite et " artistiquement " fautive) le dispute au contrôle éveillé de l'élocution noble et de la belle langue. En stylisticienne attentive aux structures de la langue durassienne dans l'intimité du détail, Sandrine Vaudrey-Luigi conclut sa réflexion par cette formule croisée suivant laquelle, chez Duras, " l'étrangeté du style rencontre le style de l'étrangeté ". Transmigrations intersémiotiques de l'étrangeté On n'aura pas attendu le deuxième volet pour lire des communications traitant d'autres systèmes de signes que la littérature. C'est sur " la langue cinématographique de Marguerite Duras " que se penche Jean Cléder, de l'Université de Rennes, qui est particulièrement sensible au décloisonnement, dans l'écriture durassienne, des sémiotiques des mots et des images (cinématographiques s'entend). Un " cinéma apatride " d'un côté, une écriture atypique de l'autre, c'est tout un. Mais alors comment transposer, traduire, adapter l'écriture de Duras dans d'autres sémiotiques que la langue ? L'analyse de l'adaptation théâtrale d' " Abahn Sabana " par Pia Forgsen répond, sous la plume d'Eva Ahlstedt, de l'Université de Göteborg, à cette question. A ses yeux, l'étrangeté du texte d'origine transmigre bien dans le système théâtral, et plus particulièrement dans cette adaptation suédoise où, néanmoins, les indices d'étrangeté ont changé, conformément aux exigences de la sémiotique d'arrivée. Conformément à la nature des signes dramaturgiques, aux connotèmes de la culture suédoise, l'étrangeté procède de ce dépaysement qui ne l'infirme pas mais la confirme, toutes proportions gardées. N.R (Professeur à l'Université de Tunis) Demain, nous publierons la deuxième partie de ce compte rendu