Le nomadisme parlementaire sonne à la porte du palais du Bardo Il est un phénomène qui a accompagné la divulgation des listes des partis politiques aux législatives et suscité l'étonnement, voire la perplexité. Il s'agit de la présence de beaucoup de personnalités, connues comme étant indépendantes politiquement aux époques de Bourguiba et de Ben Ali sur les listes de certains partis politiques. Alors qu'elles n'ont jamais appartenu et qu'elles ne partagent même pas leurs valeurs ou leurs orientations. Ils sont essentiellement des hommes d'affaires, des artistes, des sportifs et des intellectuels et la plupart vivent leur première expérience politique. Pourquoi ces partis politiques ont-ils décidé de recourir à ces indépendants au risque d'écarter certains de leurs cadres ou militants des années de braise ? Et si ces indépendants réputés pour leur esprit de révolte permanent adoptaient, une fois installés au palais du Bardo, un comportement ou des positions incompatibles avec la politique générale du parti qu'ils ont choisi, que peut faire ce dernier pour les empêcher de désagréger son groupe parlementaire ? Autant d'interrogations que La Presse a proposées à la réflexion aussi bien de dirigeants qui ont choisi cette option qu'à un observateur impartial, de surcroît expert en droit constitutionnel. Il n'existe pas de grands partis en Tunisie Amine Mahfoudh, expert en droit constitutionnel, pense que «le paysage politique national n'est pas encore défini. Près de quatre ans après la révolution, il est encore en mouvement. Nos partis sont jeunes, y compris ceux qui répètent à qui veut les entendre qu'ils disposent d'une expérience de quarante ans ou plus. Il faut reconnaître que la notion de la vie partisane est étrangère à nos mœurs. Même à l'époque de Bourguiba ou de Ben Ali, il n'y avait pas de vie partisane normale. Peut-être qu'après deux ou trois expériences électorales, on arrivera à une vie partisane normale, comme en Europe ou aux USA». L'expert dégage trois facteurs derrière le brouillard qui caractérise, à l'heure actuelle, le paysage politique national. «D'abord, on sort à peine d'une révolution qui a tout chambardé et c'est naturel puisque tous les pays qui ont vécu une révolution comme la nôtre ont connu le même phénomène. Ensuite, le mode de scrutin adopté par l'Assemblée nationale constituante (ANC) dans le cadre de la loi électorale de 2014 n'est pas stabilisateur et ne permettra pas de dégager trois ou quatre grands partis censés dominer la scène politique nationale. Enfin, il y a la peur exprimée par l'élite politique nationale de voir un parti remporter la majorité et gouverner tout seul. D'où cette idée assez répandue selon laquelle la Tunisie post-révolution ne peut être gouvernée que par une coalition», précise-t-il. «Et, pour remporter des sièges, ajoute-t-il, tous les moyens sont bons, y compris la séduction d'hommes d'affaires, d'artistes ou de sportifs qu'on présente comme des indépendants. Seulement des indépendants sur une liste partisane n'ont pas d'avenir puisqu'ils ne seront pas disciplinés et n'obéiront pas aux ordres comme les autres militants. En un mot, les partis qui ont choisi des indépendants sur leurs listes jouent gros. Et puis cette opération confirme qu'il n'y a pas de grands partis politiques en Tunisie, contrairement à ce que le prétendent les sondages arrangés». Deux lectures Pour Abdelwaheb Hani, président du parti Al Majd, il y a deux lectures possibles de ce phénomène. «Premièrement, souligne-t-il, certains partis ont ouvert leurs listes à des personnalités indépendantes qui partagent leurs orientations. Ces personnalités indépendantes appartiennent à la vie associative et veulent garder leur autonomie tout en s'engageant sous la bannière d'un parti politique. Deuxièmement, certains partis en chute libre auprès de l'opinion essaient de sauver les meubles en écartant leurs dirigeants jugés trop durs et anachroniques aux yeux des Tunisiens et cherchent des figures acceptables, même si elles ne partagent en rien leurs idées. C'est ce qui explique cette ruée vers les gens du spectacle, des affaires et du sport». Le président d'Al Majd est convaincu que de tels choix ne peuvent qu'«alimenter le phénomène du tourisme du nomadisme partisans, dont a souffert l'ANC sortante et qui est néfaste à la démocratie. Il convient donc de fixer les règles de la discipline et à la future Assemblée des députés du peuple de légiférer afin d‘empêcher le commerce du vote citoyen». Les indépendants ont leur mot à dire Au sein du Congrès pour la République (CPR) qui a choisi cinq indépendants en tant que têtes de liste, on avance une autre approche du phénomène. Pour Abdelwaheb Maâtar, membre du comité directeur du CPR, «les intellectuels démocrates qui soutiennent le projet de société de la révolution n'ont pas intégré jusqu'ici en nombre suffisant la vie partisane. Il est donc impératif de les associer à l'opération électorale et de les impliquer dans la gestion du pays». «Au CPR, indique-t-il, nous avons mis en œuvre trois conditions pour accepter que des indépendants figurent sur nos listes. Tout candidat indépendant défendant les couleurs cpéristes ne doit avoir aucun rapport avec l'ancien régime, doit avoir les compétences nécessaires pour pouvoir assumer une responsabilité à caractère national et bénéficier enfin d'une certaine crédibilité à même de susciter la confiance des électeurs». Il fait remarquer que les personnalités indépendantes choisies par le CPR «ont signé une charte d'honneur en vertu de laquelle elles s'engagent à rester dans notre futur groupe parlementaire. Cela n'empêche pas que le nomadisme parlementaire pourrait être de retour tant que l'ANC refuse de l'interdire dans la loi électorale».